« Je ne suis pas marxiste ! » (Karl Marx).
En matérialistes, nous savons que la langue est une superstructure en relation dialectique avec le mode de production qui la détermine et l’exprime. Nous savons aussi que, dans une société de classe, l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dirigeante, que la langue y est immergée, donnant voie à ses caractéristiques fondamentales, aux divisions et aux rapports de pouvoir et contribuant ainsi à influencer la société dans son ensemble. A présent, (le capitalisme parvenu à sa phase suprême, impérialiste) l’individualisme qui a toujours été l’un des aspects de l’idéologie bourgeoise, directement relié au mode de produire et de consommer, envahit la langue et, à travers cela, l’univers entier des relations sociales.
Ainsi, nous utilisons couramment le terme “marxiste” même en sachant qu’il est en fait impropre (comme déclare fermement la célèbre exclamation de Marx citée plus haut) et qui serait mieux d’utiliser l’expression « matérialisme dialectique » ou « communisme ». En fait, l’utilisation, la commodité et la pratique prennent le dessus, et il n’y a pas de mal à condition que …. A condition de bien comprendre le sens de cette exclamation : qui reste dans le refus (pour Marx et les communistes conséquents) de considérer l’excellent travail effectué par lui-même (mais aussi par Engels et de tant de militants plus ou moins anonymes, qui ensuite et plus tard ont travaillé pour la révolution communiste) comme fruit de la pensée géniale d’une tête exceptionnelle, comme « interprétation du monde » par un nième philosophe. “ Les philosophes ont seulement différemment interprété le monde, mais il s’agit de le transformer” (Marx, “XIe Thèse sur Feuerbach”) n’est pas seulement un slogan : cela signifie que, avec l’apparition sur la scène historique de la science matérialiste, nous ne sommes plus en présence de « systèmes philosophiques » qui peuvent à juste titre prendre le nom de tel ou tel penseur ou fondateur d’école de pensée (platonisme, aristotélisme, thomisme, kantisme, hégélisme, etc.) en tant que « interprétation personnelle du monde » ; nous sommes en présence, en effet, d’une science à la quelle découverte et élaboration contribuent des facteurs historico-sociaux bien plus amples et complexes que la caboche (il est vrai, avec des proportions considérables!) de celui qui matériellement la saisit, l’epuise, l’expose et la propage.
Nous ne nions pas, dans certains moments historiques, l’apport exceptionnel d’individus : Marx, Engels, Lénine, Bordiga …. Mais, nous refusons de caractériser leur apport comme apport personnel, comme si le matérialisme était un jeu de construction de Lego dont chacun puisse apporter sa petite brique individuelle et « originale ». Ainsi, nous refusons (en raison de ses très mauvaises implications révisionnistes) l’expression « marxisme-léninisme » : Lénine lui-même pourrait s’exprimer, comme Marx, « je ne suis pas marxiste-léniniste », car cette expression sent l’individualisme bourgeois jusqu’à la moelle, jette à l’eau le coeur même de la conception matérialiste de l’histoire, renverse et méconnait la fonction de la personnalité dans l’histoire, et attribue à l’individu X le rôle d’élaborer des conceptions qui « intègrent » la « pensée », à l’origine, de l’individu Y – précisément, autres petites briques pour une construction en cours, où les individus peuvent donner leur apport éclectique. Il n’est pas surprenant que « marxisme-léninisme » (nous ne parlons ensuite du « marxisme-léninisme-pensée Mao-Tsé-Toung »!) sera l’expression politico-linguistique de la contre-révolution avançante et gagnante, phénomène enraciné matérialistiquement dans l’histoire des luttes de classe, et non le fruit de l’action des individus : cette contre-révolution qui submergera le mouvement communiste international à partir du milieu des années 1920, et qui, propre par faute des conditionnements linguistiques mentionnées ci-dessus, nous sommes « contraints » d’appeler « stalinisme » pour abréger et en l’absence d’autres définitions concises (pour la désigner, nos camarades des années 1930 et 1940 ont utilisé l’expression « centrisme », mais aujourd’hui, cette expression serait incompréhensible).
Plus encore, nous rejetons l’étiquette qui nous est donné de « bordiguistes » et cela, pour plusieurs raisons valables. Bien loin de méconnaitre l’énorme apport de Bordiga tout au long de sa vie, nous savons (et revendiquons contre tous les bourgeois « biographes ») qu’il était un travail de Parti et non l’élucubration d’un « penseur isolé » : il fût la transmission, fondée sur une base théorique granitique, de toute une expérience historique, de militant à militants – et d’un militant qui a toujours affirmé l’impersonnalité de la doctrine et de la praxis, obéissant à elle (l’impérsonnalité) même quand les séductions pouvaient pousser dans une autre direction – un militant anonyme, formé à une doctrine impersonnel, pour une cause qui va bien au-delà des individus et des générations. Bordiga et le travail collectif du parti sont indissociables. En outre, ce travail énorme de restauration fut rendu possible non seulement par un travail collectif du parti, qui avait en Bordiga, si vous le voulez, la pointe de diamant, mais aussi par la défense de la continuité politico-organisationnelle réalisée par les camarades actifs à l’étranger et en clandestinité en Italie dans le cours des années 1930, qui a permis dans les années successives ce coagulum des forces (pas toutes homogènes sur le plan théorique) d’où, par sélection, notre parti est émergé en 1952. Encore une fois, donc, une expérience collective, anonyme, impersonnelle: celle du travail commun, de militants unis dans le but historique, orienté pour la renaissance du parti révolutionnaire.
Et ce n’est pas tout. Nous ne sommes pas « bordiguistes », parce que le travail accompli par Bordiga (restaurer et proposer à nouveau, intégralement, la théorie « marxiste » après les monstrueux ravages de la contre-révolution et opérer pour la réaffirmation du parti révolutionnaire) ne peut être considéré en aucune façon comme un « ajout », une nouvelle « interprétation », une « variante particulière » du marxisme (où comme disent les intellectuels bien payés et malades d’Ego, des « marxismes » : exactement!). Bordiga a été un outil très efficace, la « machine splendide » – nous écrivions dans un article à sa mémoire – à travers laquelle passa [...] la courant à très haut potentiel du marxisme”. Et l’article continuait: « et nous disons marxisme comme nous l’avons toujours entendu, nous de la Gauche, non comme une théorie abstraite sur lesquelles perles se baisser avec quotidienne vénération de curé, mais comme une arme lucide et tranchante dont on ne doit jamais perdre la poignée, c’est-à-dire la direction vers l’objectif, et pour sauver laquelle, afin qu’elle ne se perds pas dans les tourbillons de la défaite, on a besoin de tout sacrifier, et avant tout l’ignoble lui-même, ainsi que pour bien l’utiliser lorsque la bataille fait rage, il est nécessaire de détruire les faiblesses, les misères, la vanité, les stupides orgueils, le mesquin ‘livre de conte’ de l’individu, pour en sauver les potentiels sains ou même précieux, dans l’intérêt de la ‘classe-parti’” (“Pour la mort d’Amadeo Bordiga. Une milice exemplaire au service de la révolution”, il programma comunista, n.14/ 1970).
Bordiga n’a pas ajouté ou changé une virgule à la doctrine monolithique, surgie au milieu des années 1800, lorsque les conditions pour elle êtaient mûrs, car le mode de la production bourgeoise avait donné et dit tout de lui-même, vérifiée expérimentalement (théorie et praxis) dans le siècle et demi plus tard à travers quelques victoires brillantes et de nombreuses défaites sanglantes: à l’apogée de la contre-révolution, il a su rester à son poste et ressembler autour de lui des nouvelles générations de militants : le parti.
Nous laissons donc à d’autres la petite idolâtrie pour l’“individu” et nous nous n’occupons pas non plus de l’ironie pleine de morgue (ou, de temps en temps, de l’arrogante ignorance, du mépris rancunier, de la dégoutante calomnie) contre “Amadeo Bordiga” et les “bordiguistes”. Conscients d’appartenir à une génération de militants qui a affronté et affrontera des problèmes et devoirs diverses, nous continuons le même travail dans des conditions différentes: avec erreurs, insuffisances et incertitudes, mais toujours anonymement, impersonnellement et collectivement. Militants communistes, et c’est tout.
Parti communiste international