Dans nos articles, tracts et interventions orales consacrés au énième massacre perpétré depuis des mois dans la bande de Gaza par l’État israélien, nous avons toujours insisté pour utiliser le terme « prolétariat » au lieu de « peuple » : prolétariat palestinien, ou prolétariat arabe, ou prolétariat du Moyen-Orient. Il ne s’agit pas d’une bizarrerie linguistique : le terme «peuple» fait référence à toutes les classes, c’est un terme interclassiste qui implique une vision nationale, tandis que notre perspective, celle dans laquelle et pour laquelle nous avons toujours travaillé en tant que communistes, est une perspective qui, en particulier dans la phase impérialiste, n'est centré que sur une seule classe, le prolétariat, et ne s’identifie donc pas au «peuple», à la «nation», à la «patrie», à l’«État bourgeois». Au contraire, il les combat tous et, ce faisant (seulement ce faisant !), il prépare notre classe à sa révolution.
C’est en ces termes que nous avons répondu à ceux qui, dans la rue, critiquaient, y compris avec arrogance et agressivité, un de nos tracts, parce qu’il attaquait « les bourgeoisies arabes de la région (y compris la bourgeoisie palestinienne) » pour avoir toujours trahi le prolétariat de Gaza et de Cisjordanie. Ceci, par contre, ne nous surprend pas : nous sommes bien conscients que notre perspective est minoritaire et à contre-courant : mais il n’y a pas d’autre voie et tous les prétendus raccourcis ne mènent qu’au désastre et à verser inutilement plus de sang de prolétaires.
Mais de qui parlons-nous lorsque nous parlons du prolétariat palestinien ? Pour répondre, nous nous fondons à la fois sur un de nos articles de 1979 («La longue épreuve de la transformation de la paysannerie palestinienne en prolétaires», n° 20-21-22 de cette revue) et, sans nécessairement partager ses appréciations politiques, sur une étude d’Alessandro Mantovani publiée sur www.rottacomunista.org (« Le ‘prolétariat’ palestinien. Un peu de chiffres, elle-même basée sur un large éventail de sources différentes. Commençons donc par le commencement.
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La création et le développement de l’État d’Israël sont évoqués par l’idéologie bourgeoise dominante comme l’une des épopées idylliques pour lesquelles elle a un goût très particulier : le désert n’aurait-il pas fleuri grâce aux vertus jamais assez vantées de ce « petit peuple » ? Cette fable complaisamment répandue cache en réalité le drame de la dépossession des populations paysannes. Bien sûr, toutes les régions de la planète ouvertes l’une après l’autre à la pénétration du capitalisme ont connu ce drame : mais en Palestine, ce drame a été poussé à un degré de cynisme et de barbarie rarement égalé. Partout, la bourgeoisie et ses idéologues ont tenté de nier purement et simplement l’existence de cette expropriation, afin de préserver la pureté philanthropique de leur oeuvre. En Palestine, ils ont même nié l’existence de la population expropriée : « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». N’est-ce pas plus simple ?
« Chacun sait que dans l’histoire réelle le premier rôle est tenu par la conquête, l’asservissement, le crime et le pillage, en un mot, par la violence. Dans la suave économie politique, c’est l’idylle qui a toujours régné. Le droit et le « travail » ont été de tout temps les uniques moyens d’enrichissement, exception faite chaque fois, naturellement, de « cette année ». En réalité, les méthodes de l’accumulation primitive sont tout ce que l’on voudra sauf idylliques» (Marx) (1).
Le «paradis» du Néguev, les cultures florissantes d’agrumes et d’avocats dans les plaines côtières, ainsi que l’essor industriel (bien qu’à l’échelle d’un tout petit pays) supposent la dépossession totale de la paysannerie palestinienne. L’histoire de cette dépossession ressemble à celle des paysans anglais dont parlait Marx : « l’histoire de cette dépossession est écrite dans les annales de l’humanité en lettres de feu et de sang » (2). Examinons-la.
Du Code ottoman à la grande révolte de 1933-1936
L’épreuve de l’accumulation primitive, ou plutôt sa réédition palestinienne, qui n’est que l’acte le plus spectaculaire d’un drame qui a touché toute la région, remonte au milieu du XIXe siècle. Plus précisément, à 1858, avec l’établissement du Code de la propriété foncière par l’Empire ottoman, dont la Palestine faisait partie avec d’autres pays du Moyen-Orient. Cet empire archaïque ne pouvait rivaliser, ne serait-ce qu’un instant, avec les puissances modernes de l’Europe qu’en accentuant son joug sur les masses paysannes. Le but de ce code était de rendre individuelle la propriété de la terre jusqu’alors collective ou tribale. Les impôts, au lieu d’être payés collectivement, devaient désormais être individualisés, en engageant ainsi la responsabilité personnelle de l’individu en cas de non-paiement et en affaiblissant la résistance à la pression fiscale croissante.
Les agriculteurs qui jouissaient des fruits de la terre et de son exploitation selon les règles de l’organisation villageoise ou tribale ont réagi de différentes manières. Certains ont tout simplement refusé d’appliquer la loi et n’ont jamais enregistré leurs terres : ce sont eux qui, lors de la création de l’État d’Israël en 1948, ont été expulsés de leurs terres, sous prétexte qu’ils n’avaient pas de titre de propriété. D’autres n’ont pas déclaré à l’État plus que le tiers cultivé annuellement, laissant les deux tiers en jachère. D’autres encore ont enregistré moins de terres que celles qui étaient cultivées, sachant pertinemment que le contrôle effectif de l’État ottoman ne pouvait s’exercer sur tout le monde. Enfin, de nombreux villages enregistrent toutes les terres au nom des notables qui paient le moins d’impôts ou en sont exemptés, jouant ainsi sur la coutume selon laquelle l’empire, handicapé par sa taille, doit acheter les notables pour éviter qu’ils ne soient tentés de mener des révoltes paysannes contre le pouvoir central.
Le résultat de ce processus a été une concentration accrue de la propriété foncière, bien que les structures économiques n’aient pas encore subi de révolution profonde, puisque les paysans conservaient généralement la possession effective de la terre, même s’ils n’en avaient qu’une propriété juridique partielle. Tel est le tableau à la veille de la Première Guerre mondiale, à l’issue de laquelle la Sublime Porte (l’Empire ottoman) doit céder la place à la Grande-Bretagne.
L’intérêt de cette dernière pour la Palestine s’explique par sa position stratégique à proximité du canal de Suez et par son souci d’empêcher l’émergence d’un vaste mouvement anti-impérialiste, par l’instauration d’un État vassal coupant en deux une région où s’éveille un sentiment national unitaire. Ainsi, le jeu de l’impérialisme britannique rejoint les intérêts du capital sioniste pour créer un projet commun, consistant à former un État à la fois gendarme local et entreprise coloniale.
Si le capital sioniste a tenté d’établir des colonies en Palestine dès avant la chute de l’Empire ottoman, c’est sous le mandat britannique qu’il a pu réaliser son projet à grande échelle, grâce notamment à l’aide de la Fondation Rothschild, mais en bouleversant cette fois-ci les rapports de production de fond en comble (3). L’achat des terres par la J.C.A. (Jewish Colonization Association), créée à cet effet, ne pouvait évidemment que signifier l’expropriation des métayers et fermiers palestiniens. En effet, si les titres de propriété étaient détenus par les grands propriétaires absentéistes, qui en ont cédé l’écrasante majorité sans difficulté dès les premières années, les terres sur lesquelles portaient ces titres étaient l’élément indispensable à l’existence des paysans palestiniens. Ainsi, en ce qui concerne l’origine de la propriété foncière juive selon le type de vendeur, en 1920-22, le pourcentage de terres vendues par des propriétaires absentéistes était de 75,4 °/°, celui des terres vendues par de grands propriétaires résidents de 20,8, celui des terres vendues par des fellahs (paysans) de 3,8 ; dix ans plus tard, en 1933-36 (à l’aube de la première grande révolte sociale), les pourcentages étaient respectivement de 14,9, 62,7, et 22,5 (3bis). Les chiffres parlent d’eux-mêmes : un processus rapide et profond de concentration et d’expropriation était en cours.
Le petit paysan exproprié, le fellah, devient alors un ouvrier agricole sur sa propre terre. La situation d’exploitation féroce de la main-d’oeuvre locale par le capital sioniste au début du siècle est aggravée par le principe de la «main-d’oeuvre juive», utilisé pour sauvegarder le plan d’implantation colonialiste : l’immigrant chasse le fellah de son emploi, tandis que les fonds sionistes prennent en charge le financement de la différence de salaire pour permettre l’emploi de la main-d’oeuvre européenne. Cette situation ne pouvait se prolonger sans chocs violents, les paysans expulsés n’ayant d’autre choix que de crever en regardant les colons s’installer à leur place. D’où les soulèvements sociaux quasi permanents de 1921, 1925, 1929, 1933, 1936, etc.
En 1921, trois ans après l’arrivée des Britanniques, la situation est telle qu’une véritable insurrection éclate dans tout le pays. Les régions les plus touchées sont Safad au nord, Hébron et Jérusalem au centre. La colère de la paysannerie se tourne essentiellement contre les sionistes, dont les colonies sont sévèrement attaquées. L’armée britannique est chargée de rétablir « le calme et la paix » (elle a toujours montré un penchant pour ce genre de mission !). Pour de nobles raisons, bien sûr, elle est contrainte de réprimer la « minorité » irresponsable : exécutions sommaires, pendaisons, etc.
Ces révoltes culminent avec celle de 1936, qui dure trois ans et s’accompagne d’une magnifique grève générale urbaine de six mois. Sa force de frappe n’est plus la paysannerie ou la bourgeoisie, mais déjà un prolétariat agricole privé de ses moyens de travail et de subsistance et l’embryon d’une classe ouvrière essentiellement concentrée dans les ports et la raffinerie de pétrole de Haïfa. Il faut également noter que le mouvement s’est d’abord implanté dans les villes, puis a rapidement gagné les campagnes, où la guérilla s’est organisée à la fois contre les propriétaires terriens palestiniens et contre les colonisateurs britanniques et sionistes. De nombreux propriétaires terriens sont en effet visés par les révolutionnaires palestiniens pour avoir vendu leurs terres aux sionistes : pour les paysans dépossédés, il est clair que c’est sur leur misère que les spéculateurs fonciers s’enrichissent.
La contre-révolution stalinienne et l’absence en Europe d’un mouvement révolutionnaire capable de venir en aide à la révolution palestinienne ont laissé cette dernière seule face à la machine de guerre de l’impérialisme britannique, qui a cependant dû pour en venir à bout combiner la terreur des armes avec des promesses d’indépendance et d’autres manoeuvres similaires, et a même demandé aux féodaux arabes et aux rois locaux d’être à sa solde. Ces derniers invitent « fraternellement » les Palestiniens à déposer les armes et à faire confiance aux bonnes intentions du gouvernement de Sa Majesté. Et pour mieux leur faire comprendre cette invitation, les frontières de la Transjordanie (où régnait le grand-père du boucher d’Amman, le prince Abdallah, tué en 1952 par un Palestinien) étaient fermées aux guérilleros qui tentaient de s’y réfugier ou de s’y procurer des armes et des provisions, ainsi qu’aux volontaires de la région tentés de rejoindre les insurgés.
C’est de cette époque que datent les lois sur la responsabilité collective des villages et quartiers arabes, délices terroristes que le despotisme oriental semi-barbare a légués au capitalisme occidental hautement civilisé. Selon ces lois, les villageois sont contraints d’accueillir des détachements de police dans le cadre d’opérations punitives, et la population est tenue pour responsable des opérations menées par quiconque dans la région ; elle est donc placée sous la loi martiale et bénéficie à la fois du droit à la destruction des maisons dans lesquelles les « rebelles » se sont réfugiés, et d’internements administratifs « pour l’exemple ». C’est ainsi que, suite à une opération qui avait coupé une ligne téléphonique en Galilée, trois villages furent assiégés par les troupes britanniques : tous les hommes furent alignés, comptés, et ceux qui avaient le malheur de tomber sur les numéros 10, 20, 30, etc. furent fusillés devant les villageois.
C’est avec ces méthodes que l’Angleterre chrétienne et démocratique entendait mettre fin aux révoltes des paysans sans terre, sans pain et sans travail. 30.000 soldats sont commandés pour contrôler une population qui ne dépasse pas 800 000 habitants ! Tous les meneurs de grève sont emprisonnés. L’aide apportée aux colonisateurs par les notables féodaux et religieux qui s’étaient placés à la tête du mouvement est décisive : de mèche avec le prince Abdallah de mémoire de gauchiste, ils ne cessent de poignarder la lutte dans le dos, participant avec les Britanniques à la recherche d’un «débouché» à la situation. Les Britanniques lancent une grande offensive, au cours de laquelle les villages insurgés sont bombardés (les Israéliens font de même aujourd’hui) et qui se solde par un bilan de 5.000 Palestiniens tués et 2.500 emprisonnés (4). L’élan héroïque des ouvriers et des paysans palestiniens de ces années a ainsi été brisé. Le terrible isolement dans lequel la situation internationale les confinait empêchait leur horizon de s’élargir et donc leur révolte de se fondre dans la lutte de toutes les masses exploitées de la région contre le joug colonial et les anciennes classes dirigeantes. Mais elle était aussi paralysée par le poids du retard social dans lequel végétait le pays, ce qui se traduisit par une orientation semi-féodale et semi-religieuse du mouvement.
Si la classe ouvrière n’a pas pu jouer un rôle plus important, c’est aussi parce que le parti qui prétendait la représenter, le Parti communiste palestinien, suivait une orientation complètement erronée, d’ailleurs accentuée par une Internationale qui n’avait de communiste que le nom. Au lieu de se délimiter par une direction religieuse et réactionnaire, le PCP (Parti communiste de Palestine), au sein duquel militaient non seulement une majorité de travailleurs juifs sionistes mais aussi une minorité de travailleurs arabes, a été contraint par l’Internationale stalinisée de soutenir le mufti de Palestine, Hadj Amin Husseini, une sorte de Khomeini avant l’heure, voire pire. Une telle orientation a complètement désorienté les prolétaires et a favorisé le développement des tendances nationalistes dans les deux camps. Les ouvriers arabes, voyant leur parti soutenir l’aile la plus réactionnaire du mouvement, l’abandonnent pour des organisations nationalistes moins modérées ; de leur côté, les ouvriers juifs ne peuvent soutenir une telle position sans se trouver totalement désarmés face à la propagande hypocritement « anti-féodale » du sionisme. Ici comme ailleurs, la contre-révolution stalinienne a complètement détruit le parti de classe, d’autant plus facilement en Palestine que le prolétariat y est encore embryonnaire et surtout terriblement divisé par la situation coloniale.
Le soulèvement de 1933-1936, bien que courageux, s’est donc soldé par un désastre total. Malgré le recul momentané de la Grande-Bretagne, contrainte de restreindre l’immigration juive pendant quelques années, le mouvement sioniste ne cessait de se renforcer. Au contraire, le mouvement palestinien plongea dans un tel état d’amertume et de déception que l’on peut, au moins en partie, faire remonter à 1936 l’issue douloureuse de la guerre de 1948.
La naissance d’Israël et la guerre de dépossession
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’ancien Empire britannique commence à céder la place au colosse impérialiste américain. Le mouvement sioniste s’en porte d’autant mieux que la présence britannique est devenue gênante, voire insupportable, poussant même plusieurs groupes sionistes, soucieux de construire leur propre État, à un mouvement terroriste anti-anglais (l’Irgoun, au sein duquel le futur premier ministre israélien et prix Nobel de la Paix, Menahem Begin, a été nommé à la tête de l’État d’Israël). Menahem Begin, prix Nobel de la paix, avec à son actif de nombreuses actions militaires et des attentats faisant des morts et des blessés). La Grande-Bretagne n’aspire plus qu’à se débarrasser de ses responsabilités en Palestine et elle refile la patate chaude à l’ONU, la nouvelle «caverne des brigands», bâtie sur les cendres de feue la Société des Nations.
Les préparatifs en vue de la création d’un État juif ont conduit à la guerre israélo-arabe de 1947. Alors que les délégués des vertueuses nations bourgeoises discutent dans les somptueuses salles de l’ONU pour savoir si un Arabe et un Juif peuvent vivre ensemble sans s’égorger (avec ces Orientaux, mon cher, on ne sait jamais...), ou s’il vaut mieux les séparer avec des chevaux de frise, l’État d’Israël voit le jour le 14 mai 1948. Cela a provoqué une émulation entre Truman et Staline pour savoir qui le reconnaîtrait en premier, mais surtout, cela a ouvert en grand la chasse aux Palestiniens.
L’histoire n’avait encore donné qu’un aperçu de la barbarie capitaliste : vider le pays de la plupart des paysans réduits à la misère est désormais l’objectif avoué. C’est une réédition en grand du calvaire des paysans écossais décrit par Robert Somers, que Marx cite dans le chapitre déjà cité du Capital : «Les propriétaires [en l’occurrence, les sionistes – Note « de Programma comunista »] pratiquent l’éclaircissement et la dispersion de la population comme un principe fixe, comme une nécessité de l’agriculture, exactement de la même manière que dans les déserts d’Amérique et d’Australie les arbres et les broussailles sont balayés, et l’exploitation imperturbable poursuit son cours» (5).
Pour des raisons à la fois internationales et locales, Israël ne pouvait donc pas occuper l’ensemble de la Palestine. En effet, le processus d’expropriation est moins avancé dans certaines régions que dans d’autres : ainsi le Centre, plus montagneux, intéresse moins les sionistes ; de plus, dans le cadre d’un partage sous l’égide de l’ONU, l’État d’Israël ne doit s’établir que sur une partie de la Palestine. La partie occupée est en fait plus vaste que celle prévue dans le plan de partage : mais la Cisjordanie et la bande de Gaza échappent momentanément à la conquête sioniste, la première revenant au prince Abdallah, promu roi de Jordanie par les Britanniques à la même occasion, la seconde touchant l’Égypte.
Près d’un million de paysans et d’ouvriers palestiniens sont chassés de chez eux. Cette fois, la bourgeoisie n’a que faire du droit sacré à la propriété, de la légalité et autres leurres : c’est la force brute, la terreur, le massacre et l’extermination qui sont érigés en loi suprême pour servir de base à toute légalité ultérieure.
Inutile de décrire les conditions misérables dans lesquelles étaient confinées les masses palestiniennes : elles n’avaient rien à envier aux camps de concentration d’où venaient de sortir des centaines de milliers de Juifs, poussés là par l’impérialisme en les faisant clignoter vers un Éden retrouvé. Pourtant, ce million de déracinés, chômeurs forcés, allait rompre à jamais le fragile équilibre régional et devenir l’épicentre des révoltes sociales du Moyen-Orient.
Malgré l’acharnement des autorités israéliennes à expulser le plus grand nombre possible de Palestiniens, une minorité parvient à rester sur place : environ 170.000 en 1948, au sein de l’État d’Israël. Cette population a dû subir une oppression sans précédent, peut-être inégalée si ce n’est dans les sociétés coloniales d’Afrique. La population palestinienne a dû passer sous les fourches caudines d’un régime militaire extraordinairement vicieux, qui n’a d’autre base « légale » que les fameuses ordonnances britanniques de la période du Mandat, y compris les règlements de défense d’urgence promulgués en 1945 contre la résistance juive à l’occupation britannique.
Voici deux témoins de l’accusation. Pour le premier, «la question est la suivante : nous serons tous soumis à la terreur officielle ou bien il y aura liberté sans procès [...], l’appel est aboli [...] les pouvoirs de l’administration d’exiler qui que ce soit et quand que ce soit sont illimités [...]. Il n’est pas nécessaire de commettre un délit, il suffit d’une décision prise dans un bureau quelconque ». Pour le second : « L’ordre établi par cette législation est sans précédent dans les pays civilisés. Même dans l’Allemagne nazie, de telles lois n’existaient pas » (6).
Ces déclarations ont été faites lors d’une réunion de juristes à Tel-Aviv le 7 février 1946 pour protester contre la répression coloniale britannique : la première par Bernard (Dov) Joseph, futur ministre de la Justice d’Israël ; la seconde par J. Shapira, futur procureur général de la République israélienne. Il n’a pas fallu deux ans pour que cette barbarie « nazie » soit utilisée par les sionistes contre les Palestiniens.
Mais la législation précitée ne pouvait suffire à la voracité colonisatrice d’Israël, ce fruit monstrueux de l’alliance du sionisme et du capitalisme occidental. Il était urgent de perfectionner l’arsenal terroriste des règlements de défense, ce qui fut fait avec des lois ultérieures qui, sous couvert de l’état de guerre, tendaient à légaliser les expropriations.
L’une des pièces maîtresses de cette législation est la « loi sur la propriété des absents ». Selon cette loi, un «absent» signifiait «toute personne qui, entre le 19 novembre 1947 et le 19 mai 1948, était propriétaire d’un terrain situé en Israël et qui, au cours de cette période, était citoyen du Liban, de l’Égypte, de l’Arabie Saoudite, de la Jordanie, de l’Irak et du Yémen ; résidait dans ces pays ou, où que ce soit, en Palestine en dehors d’Israël ; ou était un citoyen palestinien qui avait abandonné son lieu de résidence en Palestine pour s’installer dans une région tenue par des forces qui luttaient contre la formation de l’État d’Israël» (7).
Il y eut alors des déplacements des personnes ayant fui les zones d’affrontements les plus violents : combien de paysans, considérés comme « absents » alors qu’ils ne s’étaient « déplacés » que de quelques centaines de mètres, ont vu leurs terres confisquées ? Une autre vertu de cette loi fut de s’emparer des terres et des biens du clergé (6%) : comme pour dire que « Dieu lui-même était absent » !
Autre monument de droit : la fameuse « loi d’urgence ». Elle permet de déclarer certaines régions comme des «zones fermées» : une autorisation écrite du gouvernement militaire est alors nécessaire pour y accéder. Selon une autre disposition, si un village est déclaré comme une «zone de sécurité», ses habitants n’ont plus le droit d’y vivre. Plus de douze villages de Galilée ont dû être abandonnés pour cette raison : c’est la loi ! D’autres règlements de même nature ont été promulgués : l’un d’eux permet de déclarer certaines régions « zone de sécurité temporaire », ce qui a pour effet d’empêcher les agriculteurs de cultiver leurs terres, tandis qu’un autre autorise l’État à confisquer les terres non cultivées « pour un certain temps ». Bref, rien n’échappe à la loi....
Pour compléter cette magnifique construction juridique, les « Emergency Ordinances » de 1949, qui complètent les « Emergency Laws » britanniques de 1945, donnent à l’autorité militaire, pour les besoins de la « sécurité publique », le pouvoir de fouiller les maisons et les véhicules, de délivrer des mandats d’arrêt, de tenir des procès sommaires à huis clos et sans appel, de restreindre la circulation des personnes, de les assigner à résidence forcée, de les expulser au-delà des frontières. Par exemple, l’article 119 autorise la confiscation des terres, tandis que l’article 109 permet à l’armée d’interdire à quiconque de se trouver dans les lieux qu’elle désigne, et de dicter des restrictions à l’exercice d’une activité productive. Ainsi s’explique l’un des secrets de la démocratie : elle peut se payer le luxe de couvrir la violence ouverte liée à l’oppression de classe – ici aggravée par l’oppression raciale et nationale – du voile hypocrite de la loi (8).
Voici donc le moyen par lequel le sionisme, au nom du capital, a nettoyé la terre de ses habitants. On peut dire que dès la fin des années 1970, l’expropriation des paysans palestiniens était presque terminée dans les territoires occupés en 1948 (9). La rareté des terres s’étend également aux villes et aux villages où la population se gave et où les terrains à bâtir sont extrêmement limités.
Qu’est-il advenu de cette population, encore essentiellement paysanne en 1948, qui est restée en Israël ? Le tableau suivant le montre :
Répartition de la main-d’oeuvre arabe entre les principaux secteurs d’activité
En pourcentage : 1954 1966 1972
Agriculture 59,9 39,1 19,1
Industrie : 8,2 14,9 12,5
Bâtiment et travaux publics : 8,4 19,6 26,6
Autres secteurs : 23,5 26,4 41,8
(Source : Annuaire statistique d’Israël, 1955-1973)
Il n’est pas anodin de constater que dans le secteur industriel, la quasi-totalité des Arabes sont salariés. Parmi la population agricole active, 58 % sont des prolétaires, ce qui signifie qu’en 1972, moins de 10 % des Arabes Israéliens étaient encore liés à la terre. Quant aux services, ils regroupent la majorité des salariés, à tel point qu’en 1970 déjà, les ouvriers et assimilés représentaient 72 % de la population active arabe (10). La nouvelle génération de Palestiniens vivant en Israël est donc essentiellement ouvrière, même si elle continue à vivre en milieu rural (74 % de la population en 1967).
Le village qui continue à les abriter n’est plus qu’un ghetto dans lequel l’État d’Israël s’efforce de les enfermer. Ces travailleurs sous-exploités et sous-payés (dans de nombreux cas, le rapport est de un à deux pour le même travail) sont contraints de faire des heures de route dans des camions bondés pour se rendre sur leur lieu de travail et en revenir. Ces prolétaires ont enduré une épreuve de misère, de guerre, d’humiliation et de massacres dont ils gardent un souvenir indélébile (11). Le régime d’exception a bien été supprimé en 1966, mais cela ne pouvait signifier la suppression de ses lois. Les prérogatives du pouvoir militaire sont simplement transférées aux différents appareils de l’administration civile et, en particulier, à la police. En réalité, « quels que soient les droits et libertés reconnus par la loi ou la coutume aux habitants d’Israël, des considérations de sécurité sont toujours susceptibles de les remettre en cause sans enfreindre formellement la loi ! (12).
Les quelques paysans restants ont encore été récemment victimes de cette possibilité de rétablir une législation terroriste pour un oui ou pour un non. Ainsi, en 1976, 10.000 hectares ont été retirés à la population arabe ; cette attaque contre le peu qui restait a provoqué des manifestations de masse, des grèves et des affrontements avec la police et l’armée. Cette dernière décrète un couvre-feu et envahit de nombreux villages ; six Arabes sont tués et plusieurs dizaines sont blessés. L’épisode est baptisé « Journée de la terre ». Surtout, cette législation est utilisée contre toute contestation de l’État. Et qui devrait le « contester » davantage, si ce n’est la classe ouvrière ? Au contact après 1967 de la nouvelle vague de travailleurs palestiniens soumis tour à tour au régime d’occupation à Gaza et en Cisjordanie, elle s’éveille d’autant plus hardiment à la lutte qu’elle a trop longtemps étouffé sa colère.
Nouvelle vague de dépossession avec la guerre de 1967
La Palestine est un tout petit pays : 27.000 kilomètres carrés, un peu comme la Belgique. Un tiers est désertique, la culture y est très difficile et surtout très chère. Israël en a occupé près de 21.000 kilomètres carrés en 1948. Il est évident qu’un cadre aussi restreint ne peut satisfaire l’appétit d’une capitale sioniste pleine d’ambition. Dans un tel contexte, l’expansion est une nécessité, et l’expansionnisme une religion d’État. Ainsi, en 1967, Israël s’empare de la Cisjordanie et de Gaza, et le phénomène de 1948 se répète. La bande de Gaza comptait en 1967 450.000 Palestiniens, dont plus des deux tiers étaient des réfugiés de la plaine fertile de Jaffa dont ils avaient été chassés en 1948. Plus de 100.000 habitants de Gaza, dont beaucoup prenaient la route de l’exode pour la deuxième fois, ont été contraints de se réfugier dans les pays voisins. La Cisjordanie, qui comptait environ 850.000 habitants en 1967, c’est-à-dire avant l’occupation, n’en comptait plus que 650.000 trois ans plus tard, ce qui signifie que 200.000 Palestiniens ont dû tout quitter dans cette région et se retrouver dans des camps de misère appelés « camps de réfugiés ». Ainsi, plus de 300.000 personnes ont été contraintes, pour une raison ou pour une autre, de quitter leur domicile et ont été frappées par l’interdiction de retour prévue par la législation israélienne, si apte à faire le vide. La fameuse « loi des absents » a bien fonctionné : 33.000 hectares sont tombés sous sa hache. 16 % du total des terres appartenant à l’État ou aux communautés passent automatiquement à l’occupant. Israël a également réquisitionné plus de 10.000 maisons appartenant à des « absents » devenus réfugiés dans les camps. Mais cette procédure est tout à fait habituelle. D’autres, plus raffinés, ont été découverts : c’est ainsi que dans le village d’Akraba, en Cisjordanie, les sionistes ont détruit les cultures en les aspergeant de produits chimiques. Faut-il ajouter que l’État a dépoussiéré tout son arsenal terroriste ? Des milliers d’expulsions, comme l’a rappelé l’ancien ministre de la défense Simon Peres devant la Knesset; 23.000 Palestiniens ont été faits prisonniers entre 1967 et 1973 ; 16.312 maisons ont été détruites entre 1967 et 1971 selon le principe très biblique de la responsabilité collective; plusieurs villages, comme Latrun, Amwas, Yllo, Beit Nouba et d’autres, ont été purement et simplement rayés de la carte...
Sur les terres confisquées par ces méthodes de gangsters organisés par l’État, la colonisation a pu commencer en octobre 1967. En 1971, il y avait déjà 52 colonies dans les territoires nouvellement occupés. Par la suite, de nouvelles installations et de nouveaux projets ont suivi. Il est presque inutile d’ajouter que la population arabe est privée, encore plus qu’en Israël, de toute possibilité d’expression, d’association syndicale et politique indépendante. Le moindre soupçon d’appartenance à une organisation subversive s’est déjà traduit pour des milliers de Palestiniens par un total de plusieurs siècles d’hospitalité (ô combien agréable !) dans les geôles sionistes (13).
Il n’est pas dans notre intention de retracer toute l’histoire de cette « longue épreuve » : les quarante dernières années, les plus proches de nous, n’ont fait que confirmer cette dynamique et ont donc accéléré le rythme de l’expropriation et de la transformation des paysans en prolétaires. Un nouveau travail complexe de collecte de données, pour les décennies suivantes jusqu’à aujourd’hui, peut être développé, si nos forces nous le permettent. Mais en attendant, cela suffit à montrer à quels résultats a conduit la dépossession méthodique et impitoyable des paysans palestiniens, avec leur transformation en prolétaires.
Revenons à aujourd’hui
Si l’on reprend un instant les données ci-dessus sur la répartition de la main-d’oeuvre arabe entre les principaux secteurs d’activité (en se référant à la population, encore essentiellement paysanne en 1948, restée en Israël), on constate que si le pourcentage de paysans passe de 59,9 en 1954 à 19,1 en 1972, dans les mêmes années le pourcentage dans l’industrie passe de 8,2 à 12,5, dans le bâtiment et les travaux publics de 8,4 à 26,6, et dans les autres secteurs de 23,5 à 41,8. Les données dont nous disposons s’arrêtent à 1972 : mais même ainsi, il est évident que nous sommes en présence d’une prolétarisation profonde et définitive, que les décennies suivantes (sur lesquelles nous pourrons travailler pour mettre à jour les données, en étendant également l’étude à la situation spécifique de la bande de Gaza et de la Cisjordanie) ne pourront que confirmer. La dynamique, en effet, n’est certainement pas inversée : au contraire, depuis l’éclatement de la crise structurelle du capitalisme au milieu des années 70 (qui s’est ensuite aggravée et dans laquelle nous sommes encore plongés avec les effets désastreux que l’on sait), elle n’a fait que s’intensifier et s’aggraver.
Venons-en donc à aujourd’hui, avec les données officielles rapportées par l’étude de Mantovani.
Commençons par une considération générale : le caractère international du prolétariat dans l’ensemble du Moyen-Orient est une évidence. Si l’on se limite aux soi-disant pétromonarchies du Golfe, les chiffres parlent d’eux-mêmes : dans cette zone explosive et dans des conditions d’exploitation aiguë, outre les prolétaires locaux, il y a 7 millions d’Indiens, 3,3 millions de Bangladais, 3,2 millions de Pakistanais, 1,7 million d’Indonésiens, 1,6 million de Philippins, 1,5 million d’Africains, 1,5 million d’Asiatiques, 6 millions de Philippins, 1,3 million de Népalais, 1,1 million de Sri Lankais, 650 000 Soudanais, sans compter les Égyptiens, les Yéménites, les Jordaniens, les Libanais et quelque 200 à 250.000 Palestiniens. Si nous élargissons ensuite notre regard (en gardant toujours à l’esprit la difficulté de collecter des chiffres), nous constatons que les Palestiniens dans le monde sont « environ 14,5 millions, dont environ 1,7 million en Israël, 5,48 millions dans les « territoires occupés », 6,3 millions dans les pays arabes et 750 000 dans le reste du monde» (données du Bureau central palestinien des statistiques) - une diaspora impressionnante.
Pour rester dans l’État d’Israël, la situation, en termes de composition internationale de la main-d’oeuvre, est assez similaire. Il existe notamment une communauté de citoyens israélo-arabes représentant 21 % de la population totale (environ 2 millions – données de 2019) : mais seulement 41 % de cette communauté entre sur le marché du travail, que les taux de chômage sont les plus élevés (environ 15 %), que les salaires sont inférieurs de 60 % à ceux des travailleurs juifs, que les emplois sont déqualifiés (en particulier dans le batiment ), que parmi les fonctionnaires, seuls 5 % sont des Arabes israéliens, et que la main-d’oeuvre féminine n’est employée qu’à 38 % (contre 82 % de la main-d’oeuvre juive). À cela s’ajoute le fait que le lien à la terre, réserve nécessaire pour faire face à une misère constante, est de plus en plus menacé par les expropriations et l’expansion des colonies juives.
Il y a ensuite les travailleurs palestiniens des « territoires occupés ».
En Cisjordanie vivent quelque 3.400.000 Palestiniens (en plus des 2.300.000 de la bande de Gaza). Parmi eux, au moins 2,1 millions, soit près de 40 % de la population, vivent de l’aide (selon d’autres statistiques, ils seraient même deux fois plus nombreux). « En 2014, environ 68 % des travailleurs de Cisjordanie étaient employés dans le secteur privé, 15,8 % dans le secteur public et 13,8 % en Israël. En revanche, le secteur public est le principal employeur dans la bande de Gaza, avec 55 % du total, contre 39 % dans le secteur privé. Dans l’ensemble des territoires occupés, le taux d’emploi de la population active en 2022 était de 45,0 %. [...] Le ratio emploi/population a atteint 34,0 %. Le taux de chômage global s’élève à 24,4 %, le taux de chômage des jeunes à 36,1 % et le taux de chômage des femmes à 40,4 %» (Mantovani, cit.).
Dans ce cadre, il existe de fortes disparités de genre et d’âge : en 2022, le taux d’activité des femmes était de 18,6% contre 70,7% pour les hommes ; celui des jeunes (15 à 24 ans) était de 30,8 % contre 51,5% pour les adultes (25 ans et plus).Et, bien que la loi palestinienne sur le travail (n° 7 de 2000) interdise l’emploi d’enfants de moins de 15 ans, ainsi que les travaux dangereux ou de longue durée pour les jeunes âgés de 15 à 17 ans, il y a aussi des enfants travailleurs, âgés de 10 à 14 ans, dont le nombre est passé de 6 169 (2021) à 7 321 (2022), tandis que le nombre d’enfants travailleurs (15-17) est passé d’environ 12 000 (2021) à près de 17 000 (2022). Là encore, dans le domaine de l’agriculture, la baisse de l’emploi est principalement due à l’extension des colonies juives. Il convient également de noter que seuls les travailleurs du secteur public (fonctionnaires et membres des forces de sécurité), soit 21 % de l’ensemble des Palestiniens employés, bénéficient d’une couverture sociale (14).
Quant aux travailleurs de Gaza, avant le massacre en cours à l’heure où nous écrivons (fin février 2024), la situation était déjà la plus catastrophique, notamment pour les femmes et les jeunes, dont les deux tiers sont au chômage. Les permis délivrés pour des emplois en Israël et dans les colonies (dont seulement 3 % étaient en règle) ne concernaient pas plus de 5 % de la main-d’?uvre gazaouie. Au total, près de 200 000 travailleurs palestiniens sont employés à la fois en Israël, où les salaires sont en moyenne 2,7 fois plus élevés que dans les territoires occupés et dans les colonies : ils y sont le plus souvent sous-payés et non réglementés, les femmes occupant les emplois les plus dégradés dans l’agriculture et le secteur domestique, avec des accusations persistantes de travail des enfants, de salaires inférieurs au salaire minimum et de harcèlement sexuel. Il faut également rappeler qu’une grande partie de la population de Gaza dépendait soit des subventions de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA, créé en 1949 et constamment attaqué par Israël, encore plus aujourd’hui), soit des institutions caritatives et sociales du Hamas ou de la fonction publique, elle-même contrôlée par le Hamas. Demain, que leur arrivera-t-il ?
Enfin, il faut garder à l’esprit qu’il existe, depuis 1948, une diaspora palestinienne à l’étranger, dont une composante majoritaire est constituée de prolétaires – une diaspora, donc, traversée par des lignes de classe. Il ne s’agit pas ici d’examiner la condition de la bourgeoisie palestinienne, active dans les domaines de la finance, du commerce et du bâtiment (il sera intéressant de le faire, si les données, nécessaires et pas faciles à obtenir, sont disponibles).Nous nous intéressons au sort des réfugiés qui ont fui, pour survivre, vers la Syrie, le Liban, l’Irak, etc. : début 2022, ceux enregistrés auprès de l’UNRWA étaient au nombre de 5,9 millions, dont 2,4 millions en Jordanie, 580.000 en Syrie, et 487.000 au Liban. Des millions de réfugiés s’ajoutent à la « population étrangère « surtout prolétaire, qui représente aujourd’hui 1/3 de la population de l’Arabie Saoudite, 44 % de celle d’Oman, 55 % de celle de Bahreïn, 70 % au Koweït, 88 % au Qatar et aux Émirats Arabes Unis, « avec un record mondial absolu dans la ville de Dubaï « (Mantovani, cit.).
Nous sommes donc en présence d’un prolétariat palestinien, bien présent dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, et dispersé plus généralement dans tout le Moyen-Orient (mais, comme nous l’avons vu, pas seulement). Une dispersion de prolétaires fuyant la misère, la faim, la destruction, les guerres, qui – rappelons-le – a toujours accompagné l’histoire de sang et de souffrance propre au développement capitaliste mondial. Le massacre qui se déroule actuellement dans la bande de Gaza ne fera qu’augmenter dramatiquement tous les pourcentages ci-dessus, surtout si les subventions de l’UNRWA et d’autres organisations, distribuées à Gaza par le Hamas et en Cisjordanie par l’ANP (Autorité nationale palestinienne), devaient cesser ou être réduites de manière drastique (15). La destruction généralisée menée par l’armée de l’État d’Israël dans et autour de la bande de Gaza (véritable terre brûlée, véritable nettoyage ethnique, véritable génocide) provoquera en fait, et provoque déjà, un nouvel exode massif. Les destructions produites, les blessures physiques et psychologiques, la faim et la malnutrition, le désespoir et la lutte pour la survie, l’état de guerre permanent au-delà du chapitre sanglant actuel, seront des facteurs énormes dans le tremblement de terre qui s’ensuivra dans les années à venir.
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De ce cadre, qui sera progressivement clarifié et étayé, nous pouvons tirer quelques considérations générales, qui seront développées et renforcées au fil du temps.
Tout d’abord, il faut réaffirmer que l’identité de classe du prolétariat révolutionnaire n’est pas de nature statique, directement liée à l’appartenance à telle ou telle situation professionnelle ou sociale. Au contraire, elle s’est constituée au cours de deux siècles de formidables luttes politiques et économiques, à travers les révolutions, les guerres et la fameuse paix. Et elle s’est consolidée dans l’héritage théorique du marxisme révolutionnaire, depuis l’élaboration des fondateurs, en passant par les enseignements de l’école bolchevique, jusqu’au travail d’adaptation et de défense opérationnelle et théorique réalisé par notre gauche communiste, depuis lors jusqu’à aujourd’hui. L’hypothèse du caractère politique du devenir du prolétariat, de classe dispersée en soi à classe vérifiée pour soi, fait partie de cette expérience consolidée ». Le prolétariat est révolutionnaire ou il n’est rien.
Nous sommes donc du côté du prolétariat palestinien, et non du « peuple » en général, et cette position découle d’une analyse matérialiste de la situation au Moyen-Orient, et non d’une aspiration abstraite ou d’un pseudo-internationalisme fait de slogans romantiques vides de contenu.
Le prolétariat palestinien existe, bien que dispersé et malheureusement paralysé par des perspectives nationalistes et religieuses qui emprisonnent et castrent son potentiel révolutionnaire (comme c’est le cas dans tout le Moyen-Orient, y compris en Israël) - un potentiel accru par l’énorme souffrance et la juste colère qui en découle et qui caractérise la condition du prolétariat palestinien depuis près de quatre-vingts ans. Mais cet énorme potentiel ne peut réellement s’enflammer et devenir une réalité qu’au contact d’une reprise effective de la lutte des classes au niveau international (et principalement dans la zone euro-américaine) et d’une présence active et reconnue du parti révolutionnaire en son sein. Depuis le milieu des années 20, le prolétariat moyen-oriental et le prolétariat palestinien en particulier ont été coupablement abandonnés par les organisations politiques et syndicales qui étaient censées les représenter et les guider : la contre-révolution stalinienne a signifié le repli de la Russie révolutionnaire à l’intérieur des frontières nationales (idéologiques et politiques, avant même d’être géographiques) et la trahison complète de toute perspective révolutionnaire mondiale. Cette perspective doit être ravivée et relancée, et seul le Parti communiste solidement ancré dans ses principes, sa théorie, son programme, sa tactique et son organisation, et structuré internationalement, peut le faire. C’est pour cette perspective, pour son organisation et sa direction, que nous avons toujours travaillé en tant que parti, inévitablemen minoritaire et obstinément à contre-courant : nous n’avons pas attendu que cela se produise, mais nous avons travaillé, dans les limites de nos forces, pour que cette perspective soit réactivée et arrache ainsi le prolétariat palestinien et mondial au piège infâme du nationalisme.
NOTES
1. Capital, livre I, chapitre XXIV : « L’accumulation dite primitive».
2. Ibid.
3. Voir notamment Lorand Gaspard, Histoire de la Palestine, Paris, 1978, р. 140.
3bis. Source : Abraham Granott, The Land System in Palestine – History and Structure, Londres, 1952.
4. Voir notamment : Nathan Weinstock, Le sionisme contre Israël, Paris, 1969, Maspéro, Paris, p. 179 et 180.
5. Capital, I, ch. XXIV, par. 2, note 220.
6. N. Weinstock, op. cit., p. 392.
7. Sefer Ha-Khukkim (Législation principale), 37, 1950, p. 86.
8. Pour un tableau complet de cette législation, voir Weinstock, op. cit., p. 374-399, Gaspard, op. cit., p. 187-189, Sabri Geries, Les Arabes en Israël (précédé de : « Les Juifs et la Palestine », par Eli Lobel), Maspéro, Paris, 1969, p. 95-116, et le n° 199 de Problèmes économiques et sociaux du 2-11-1973.
9. Sur les 475 villages arabes que comptait la Palestine occupée par Israël en 1948, combien en reste-t-il aujourd’hui ?
10. Voir la revue Khamsin, n° 2, 1975, pp. 79, 41 et 54.
11. Le 29 octobre 1956, des soldats israéliens sont entrés dans le village de Kfar Qassem pour décréter le couvre-feu et ont annoncé aux habitants que toute personne trouvée hors de leur maison une demi-heure plus tard serait fusillée. Comme beaucoup d’entre eux travaillaient encore dans les champs ou sur les chantiers israéliens à cette heure-là, il était impossible de les avertir. À leur retour, ils sont arrêtés, alignés et fusillés. Il y a eu 47 morts. L’État d’Israël a ouvert une enquête et prononcé des condamnations. Par exemple, le commandant en second des officiers, reconnu coupable du massacre, a été nommé en 1960 «responsable des affaires arabes» dans la région voisine de Ramleh...
12. Voir le n° 199 de Problèmes économiques et sociaux.
13. Voir L. Gaspard, op. cit., p. 145, et Le Monde des 8-6-79 et 19-6-79.
14. « La Cisjordanie est divisée en trois zones avec des juridictions différentes : les zones A, B et C, telles qu’elles sont définies par l’infâme accord d’Oslo II. La zone A comprend les centres urbains et couvre 18 % de la Cisjordanie, et c’est la seule zone contrôlée par l’Autorité palestinienne. La zone B qui comprend les petites villes et les zones périurbaines [...] est sous contrôle israélien pour la sécurité et sous contrôle palestinien pour l’administration civile. La zone C couvre 61 % de la Cisjordanie et est sous le contrôle exclusif d’Israël. Elle reste interdite à la plupart des Palestiniens et, bien qu’elle constitue la majeure partie du territoire théoriquement envisagé pour un futur État palestinien fantôme, elle compte plus de colons israéliens que de Palestiniens » (Mantovani, cit.).
15. Il faut garder à l’esprit que « les réfugiés enregistrés auprès de l’UNRWA en Palestine et dans la diaspora sont au nombre d’environ 6 millions, dont 39 % en Jordanie, 25 % dans la bande de Gaza, 17 % en Cisjordanie, 11 % en Syrie, 9 % au Liban. Pas moins de 64 % de la population totale de la bande de Gaza sont des réfugiés, contre 26 % en Cisjordanie. Fin 2018, dans les territoires occupés, le pourcentage de réfugiés atteignait environ 41 % de la population totale palestinienne résidente» (Mantovani, cit.).