Index
- Notre nom est notre programme
- D’ou nous venons
- Parti historique et parti formel
- Pourquoi la classe ouvrière
- Que veut dire communisme ?
- ....et que veut dire être communistes.
- Que faire ?
- Pour conclure
Notre nom est notre programme
"Parti Communiste International"? diront certains avec crédulité et ironie. "Mais quoi? Les partis ont fait faillite, le communisme est mort, l'époque des réalismes s'est réouverte et ces gens s'appelle Parti Communiste International!Mais ou vivent-ils donc?". Que notre interlocuteur soit rassuré: nous savons très bien où et dans quelle époque nous vivons, c'est précisément pourquoi nous nous dénommons ainsi. Avant tout, essayons donc de débarrasser le terrain de ces équivoques!
Parti? Oui, nous nous proclamons parti, nous rappellons avec force la nécessité du parti. L'idéologie dominante (celle du Capital et de ceux qui le maintiennent en place: politiciens, économistes, intellectuels, syndicalistes et flics de tous types) voudraient nous réduire à autant d'individus isolés et impuissants, incapables de voir au-delà de leur petit soi, paralysés par les cauchemads dont le monde contemporain est empli, abrutis par des instruments médiatiques qui ne voit le fond il est obscène et vide, résignés et pràts à abdiquer (ou plutôt drogués litteralement par le mythe que "l'individu peut tout, à condition de vouloir, de savoir, de lire, de s'informer alors que l'individu, sous le règne du Capital, est justement le plus vulnérable et sans défense que l'on puisse imaginer, authentique proie de mécanimes dont le fonctionnement lui échappe. )
D'autre part, la classe dominante a ses partis où chacun d'eux corespond à autant d'intérêts en concurrence qui caractérise le capitalisme. Et lorsqu'elle en a réellement besoin, elle est parfaitement capable d'en arriver au "parti unique", instrument explicite et direct de sa domination de classe pour enrégimenter les individus abandonnés à eux-mêmes, et réduits à autant de molécules impuissantes. Pourquoi diable le prolétariat ne devrait-il pas avoir son parti? Pourquoi diable devrions-nous tendre la main à la classe dominante dans cette entreprise de désagrégation, d'abandon et d'assujettissement, en acceptant l'idée d'emblée que "les partis ont fait leur temps?". Nous serions des criminels imbéciles.
Au contraire, nous disons que la classe ourière a besoin du parti pour réagir à l'entreprise de démentèlement conduite par la classe dominante, justement pour répondre aux partis de l'ordre, de la patrie, de la normalisation, de la guerre. Elle a besoin donc d'un parti qui représente ses intérêts historiques, qui l'aident à reconquérir cette identité et cette unité indispensables pour se défendre aujourd'hui et contre-attaquer demain, qui constitue un point de référence et reconnaissable, qui se fonde sur un bagage théorique solide, sur un programme clair aux yeux de tous, sur une expérience historique pluri-décennela, sur une discipline interne dictée non par un caporalisme stupide ou par le culte religieux à grand homme, mais par la conscience de la part de tous les militants de contribuer à une cause commune, sans tendre au mirage des médailles ou de la célébrité, aux privilèges et aux postes honorifiques.
C'est vrai, en ces temps-ci, les partis ne jouissent pas d'une bonne presse. L'un disparaît de la scène et l'autre qui s'y représente rebaptisé, l'un sombre avec son chef et l'autre retourne veste et pantalon. Mais ce n'est pas la forme- parti qui a fait faillite, comme voudraient le faire croire tous ceux qui des vagues et confuses alliances, mouvements, clubs, ligues (et qui ensuite ou bien finissent tous à agir également comme des partis au sens traditionnels, ou s'ils ne veulent pas le faire, démontre leur incapacité totale à agir): ce qui a fait faillite, ce sont les programmes politiques des partis qui regardaient l'un ou l'autre des blocs impérialites comme autant d'exemples dont s'inspirer (avec les différentes nuances, chinoise, albanaise, cubaine, etc.) Et à ces modèles, ont tout calqué et y ont surbordonné leur politique propre, leur stratégie et leur tactique.
La crise économique qui s'est ouverte en 1975 (avec son cortège tragique d'évènements récents: enstabilité sociale, chômage, racime, guerres) a réduit à néant toutes les espérances, les garanties, les emplois sñrs, la sérénité au présent, la confiance dans l'avenir. Le monde entier est bouleversé. Les points de référence se sont dissous dans le vide, les habitudes qui ont guidé et conditionné la fa on de vivre d'au moins deux générations ont été ébranlé et tous les commentateurs s'accordent à reconnaitre qu'aujourd'hui règne la plus grande incertitude. Et c'est dans cette situation toujours plus dramatique qu'on voudrait enfoncer (et faire enfoncer) encore davantage dans la fange d'une désorientation complète avec la proclamation que "l'époque des partis est close"!.
Communiste? Oui, nous nous déclarons "communistes" et rappelons avec force la nécessité du cominisme. Un des points centraux de la théorie marxiste est la conception selon laquelle tous les systèmes sociaux divisés en classes atteignent à un certain point un stade où le développement des forces productives entre en contradiction aigue, violente avec les formes de la vie associée issues de ce système; la conséquence en est une instabilité permanente, une dégénérescence irréversible de la vie sociale dans tous ces aspects (délinquance, drogue, insatisfaction généralisée, destruction de l'environnement, violence entre les individus et les groupes sociaux), des cycles de crises économiques toujours plus rapprochées, plus étendues et plus profondes, des guerres qui de la périphérie convergent inéluctablement vers le centre jusqu'à déboucher dans des conflits mondiaux dévastateurs. Le système tourne a vide, est saturé de marchandises qu'il ne réussit plus à écouler, pas plus qu'à réinsérer les millions de chômeurs qu'il a produit, et cherche à sortir de l'impasse par l'unique moyen qu'il connaisse, en détruisant le plus à fond possible tout ce qui existe en surabondance. A près quoi, le cycle infernal pourra reprendre avec une agressivité retrouvée, avec une potentialité destructive accrue.
Depuis longtemps désormais, le système capitaliste a atteint le stade auquel, du point de vue de l'humanité, son histoire est destinée à être seulement négative. Depuis longtemps donc, la necessité (objective, pas subjective, matérielle, pas morale) est à l'ordre du jour pour que se subtitue au capitalisme un système économique et social différent, un système qui, se fondant sur le revenu extràment haut atteint par les forces productives, les libère de tous les freins qui les rendent destructrices et les dirige vers des finalités qui ne soient pas celles de la course au profit, de la concurrence de tous contre tous, d'un marché qui structurellement est devenu fou.
"Eh bien, beau résultats, ceux du communisme!" s'exclamera notre interlocuteur. L'objection ne nous fait ni chaud, ni froid, pour la simple raison que nous n'avons jamais considéré comme "communiste" celui qui existait en URSS (comme en Chine, en Yougoslavie, à Cuba, en somme le soit-disant "socialisme réel"). "Facile à dire maintenant" interrompera notre interlocuteur. Non, nous ne le soutenons pas d'aujourd'hui, mais depuis la moitié des années 20, lorsque notre courant s'est opposé ouvertement au stalinisme naissant, dénon ant en lui, non pas une variante du communisme, mais sa négation même, autrement dit, la forme moderne de la contre-révolution. En URSS, et dans tous les pays pratiquant le soit-disant socialisme réel, il n'y avait pas un gramme de socialisme ou de communisme. Dans tous existaient des formes plus ou moins développées,plus ou moins achevées de capitaliste d'Etat. De capitalisme donc, et non de socialisme ou de communisme, ce qui se reflètait alors internationalement dans les programmes des partis pseudo-communistes, de facture stalinienne, tous empreints de démocratie "populaire", plus ou moins progressiste, tous ayant les yeux braqués sur les réformes, sur sur le Parlement, enfin sur la collaboration gouvernementale. Et c'est autour de cette analyse (un travail énorme de décennies, fait d'études et de luttes, isolés et à contre-courant, alors qu'affirmer des thèses de ce genre signifiaient être qualifiés de "fascistes", "agents de lagestapo", "payés par la CIA"!) que notre courant s'est maintenu et a su résister au mensonge stalinien et aux conséquences terrifiantes de ce mensonge, dont aujourd'hui dans le monde entier (la Yougoslavie en premier) nous observons les effets tragiques et désastreux.
Pour cela, nous n'avons pas de difficulté (et même nous éprouvons un grand orgueil) à nous définir comme communiste, aujourd'hui comme hier et comme demain. Celui qui ne comprend pas cela, celui qui demeure convaincus que l'époque du communisme est close est qu'il le veuille ou non le dernier stalinien sur la terre parce qu'il s'obtine à déclarer communisme le capitalisme, en grande mesure d'Etat, qui existait dans les pays de l'Est et qui une fois accompli son objectif de l'accumulation primitive, cherche à se muer dans des formes et des structures économiques plus élastiques, même pour faire front à la crise économique mondiale dévastatrice commencée dans les années 70. La nécessité du communisme, tout au contraire, se fait sentir en Yougoslavie comme au Rwanda, à Los Angeles comme à Moscou ou Paris, en Afghanistan comme en Italie, dans les métropoles envahies par la misère, la violence, la pollution, comme dans les campagnes recouvertes de décharges d'ordures et de pesticides, dans les centres de recherches médicales, de physique et de chimie, dominés par l'impératif catégorique du profit, tout comme usines et les ateliers du monde entier, qu'il soit développé, ou du Tiers comme du Quart Monde où s'arrache la plus-value de la fa on la plus féroce, dans les foràts amazoniennes dévorées par l'avance de la machine capitaliste comme dans les savanes africaines asséchées par la recherche du pétrole ou par les exigenges de la monoculture qui pour l'instant rapporte d'avantage.
International? Oui, nous nous déclarons "internationalistes" et nous rappelons avec force la nécessité de l'internationalisme et d'une organisation et d'une stratégie internationales. Pas seulement parce que, dès sa naissance, le communisme est international et internationaliste (et ne peut être autrement). Mais aussi parce que'encore une fois, c'est la réalité même qui nous dicte la voie. Au cours d'un siècle, on a assisté à la diffusion impressionnante du système capitaliste dans tous les recoins de la terre. Comme Marx l'avait prévu, le Capital s'est soumis les régions les plus reculées de la planète, enveloppant dans un réseau serré et hautement efficace les relations économiques, politiques, culturelles et informatiques. Le processus, décrit de fa on splendide dans le Manifeste du Parti Communiste de 1848 a franchi les frontières de l'Europe et de l'Amérique, et a emporté l'Asie, l'Amérique latine, l'Afrique en les soumettant tous à ses lois impitoyables. Le système économique capitaliste est mondial, et c'est lui-même qui a crée les bases d'une organisation de la vie et des collectivités humaines à l'échelle mondiale.
En mème temps, la compétition entre les bourgeoisies nationales a atteint des niveaux inégales, ce qui déjà préfigure les camps d'une future guerre mondiale: la guerre commerciale entre les USA d'une part et l'Allemagne et le Japon de l'autre est depuis longtemps à l'ordre du jour, tandis que les autres pays hautement industrialisés s'efforcent de trouver leur place à l'intérieur de cet échiquier; la guerre sourde pour le contrôle des matières premières et des grandes voies commerciales est déjà en cours dans les régions périphériques proches du capitalisme hautement développé ( et ceci explique la guerre du Golfe, la Somlie, le Rwanda, l'instabilité chronique de l'Afrique et du Moyen-Orient, la tragédie yougoslave - toute autre qu'une guerre entre ethnies et religions - une situation rendue encore plus chaotique et dramatique par l'effrondrement du bloc oriental avec l'explosion de conflits locaux empreints d'une violence inouãe. Le monde bourgeois oscille donc toujours plus entre la dimension mondiale du marché, comme expression de la phase impérialiste du capitalisme et l'explosion des localismes et des nationalismes, en tant que reflets de la concurrence et de la course au profit, particulièrement à une époque de crise aigue, celle qui se développe désormais depuis plus de quinze ans, entre des hauts et des bas, phases de chñte verticale et moments de reprise timide mais trompeuse.
Il est alors évident que l'unique voie de sortie de la réthorique patriotarde, de l'entàtement localiste, de la barbarie nationaliste du vieux cercle vicieux des conflits ethniques du tunnel des conflits toujours plus larges et étendus, se trouve dans la reconquàte d'une vigoureuses perspective internationaliste. C'est-à-dire la reconnaissance comme point de départ positif à l'échelle historique de la dimension mondiale atteine par le développement même des forces productives, comme base inébranlable du communisme, qui surmonte les misères et les jalousies, les peurs irrationnelles et les théorisations stupides alimentées par l'idéologie bourgeoise démocratique, surtout lorsqu'elle brandit à pleines mains la réthorique de la "liberté", de "l'égalité" et de la "fraternité" qui résiste et réponde au chantage du tout patriotisme, même camouflé, en luttant contre sa propre bourgeoisie nationale dans l'assurance et la conscience qu'il s'agit d'une lutte internationale; qui affronte le problème des grands flux migratoires, celle de la destruction des pans entiers de la planète, de la misère croissante à la périphérie des nations capitalistes développées, non par des initiatives hypocrites de bienfaisance, mais en embrassant dans une armée mondiale unique les travailleurs de tous les pays, contraints par l'expansion capitaliste à un nomadisme permanent et la lutte pour la vie quotidienne, confrontés à lamort par la faim et les épidémies.
Un internationalisme, en résumé, qui est l'anticipation nécessaire (non pas dans le règne des idées, mais dans celui des faits) de ce concept de l'espèce humaine sur lequel se fonde le communisme, bien au-delà des limites étroites auxquelles nous a habitué la société du Capital, de l'exploitation, de la concurrence et du profit, et de faÌon déclarée contre l'armement idéologique constitué par "l'individu souverain", le "peuple élu", la "nation triomphante" qui précisément caractérise cette société.
Parti Communiste International, donc!C'est-à-dire un programme, une stratégie, une tactique, une organisation qui soit en mesure de surmonter et de dépasser les contingences de temps et d'espace, d'assurer la continuité entre les générations, d'intégrer et d'exalter dans un organisme unique les énergies révolutionnaires les meilleures, laissant de côté et les égoãsmes et les jalousies, d'unifier au-delà des barrières politiques, idéoligiques et géographiques les travailleurs du monde entier, de les organiser, les conduire et les guider dans leur lutte contre le système du Capital, dans la lutte pour le communisme, pour la société finalement sans classe.
D’ou nous venons
Le fait est que le Parti Communiste International vient de beaucoup plus loin que les groupes et les groupuscules nés aux alentours de 1968 et qui ont survécu depuis l’époque des mouvements étudiants, de la contestation et du terrorisme. Il n’a donc rien à voir avec toutes ces réactions infantiles au stalinisme qui s’appellent extrêmisme, spontanéisme, ouvriérisme, etc. Il s’agit là d’un problème de différence radicale, disons même “génétique”. Notre parti -pour aussi petit, peu influent, d’un poids numérique insignifiant qu’il puisse être - est la continuation ininterrompue, par delà les hauts et les bas des péripéties d’une contre-révolution terrible, de la grande tradition du mouvement communiste international des débuts du siècle. Il est comme un fleuve karstique qui a dû (et su) courir au-dessous de l’aridité et de l’effritement, de la boue et des avalanches. Essayons de reparcourir ce long chemin, même de façon plus élémentaire et schématique.
1892: Naissance du Parti Socialiste Italien (P.S.I.). Il est le fruit de la confluence de positions diverses, dont toutes ne sont pas clairement révolutionnaires et internationalistes. Le PSI est dirigé par des réformistes (qui par rapport à ceux qui les ont suivi surtout après la seconde guerre mondiale dans la soi-disant “gauche”, s’étaient retrouvés dignes, sans plus. Les années entre la fin du 19° siècle et les débuts du 20° sont une période de grandes luttes ouvrières, tant en Italie que dans le reste de l’Europe et aux Etats-Unis, et la direction réformiste du PSI et des grandes centrales syndicales se heurte durement à la combativité des masses.
1910: Au Congrès de Milan du PSI se dégage nettement une gauche décidée à combattre la direction réformiste du parti et des syndicats, au cours des luttes ouvrières qui la voient depuis longtemps à l’avant-garde. La Gauche proclame sur-le-champ et dans les faits son internationalisme militant, en se battant avec vigueur contre la guerre de Lybie (1911) et, au Congrès de Reggio Emilia du PSI (1912), s’organise en Fraction révolutionnaire intransigeante. C’est justement au cours de ces années que se poursuit la lutte à l’intérieur de la Fraction des Jeunesses Socialistes dont la tendance de gauche s’oppose aux positions qui voudraient en faire un organisme purement culturel. Pour la Gauche, au contraire, la Fraction des Jeunesses Socialistes (et le parti tout entier) doit être une organisation de lutte, c’est-à-dire l’oxygène révolutionnaire doit parvenir aux jeunes militants individuellement de l’ensemble de la vie du parti en tant que guide du prolétariat tout au long de la route qui va vers la révolution, et non d’une quelconque banale “école de parti”. Un rôle décisif, à l’intérieur de la Fraction révolutionnaire intransigeante, est désormais conduit à Naples, par A. Bordiga (1889-1970) et par le “Cercle socialiste révolutionnaire K.Marx”, véritables points d’angrage de toute la Gauche du PSI.
1914: A l’éclatement de la Révolution d’Octobre, la Gauche se range sans hésitation aux côtés de Lénine et de Trotsky, saluant l’évènement comme l’ouverture d’une phase révolutionnaire internationale: le bolchevisme, une plante pour tous les climats est le titre de l’article de Bordiga qui commente à chaud la Révolution. Gramsci et Togliatti, représentants du groupe de Turin réuni autour du journal “L’ordine Nuovo” (avec une grande influence idéaliste et donc non-marxiste), sont quant à eux confus et ambigus; dans l’article “La révolution contre le capital” par exemple, Gramsci soutient que la Révolution d’Octobre dément la perspective marxiste. En Italie la Gauche est l’unique formation interne au PSI à avoir un réseau organisé à l’échelle nationale; c’est à son initiative qu’est due la convocation du Congrès de Florence en 1917 où est rappellée la condamnation absolue du Parti à la guerre et son opposition déterminée. A partir de 1918, alors que en Italie la tension sociale monte, que les grèves s’y multiplient, que crôit la colère du fait des conséquences de la guerre, la Gauche (qui depuis décembre possède son propre organe de presse “LE SOVIET”) se bat pour que le PSI appuie sans réserve la Russie révolutionnaire, en reconnaissant ouvertement la signification révolutionnaire de la stratégie de Lénine.
1919: C’est l’année cruciale dans toute l’Europe, l’année des grandes grèves en Italie et des tentatives révolutionnaires en Allemagne et en Hongrie, l’année d’où sont massacrés R. Luxembourg et K. Liebknecht, l’année de la constitution de la III° Internationale comme parti de la révolution mondiale. En Italie la polémique éclate entre la Gauche (qui soutient la nécessité de la création d’un parti communiste authentique en mesure d’appliquer l’expérience de la Révolution russe à l’Occident avancé et insiste sur le caractère de rupture sociale et politique des Soviets comme organes d’un dualisme du pouvoir dans un processus révolutionnaire en cours) et “L’Ordine Nuovo” (qui prétend retrouver l’équivalent des Soviets dans les conseils de fabrique en leur donnant - eux qui sont des organismes locaux et intégrés à l’organisation sociale et politique capitaliste - un brevet de “préfiguration de la société future”). Toujours en 1919, précisement grâce à l’action théorique et pratique de la Gauche, se forme à l’intérieur du PSI la Fraction communiste abstentionniste, noyau du futur Parti Communiste d’Italie. L’un des éléments qui la caractérisent est l’affirmation que, dans les pays de vieille démocratie (l’Europe centrale et occidentale, les Etats-Unis) le parlement, outre le fait qu’il n’est pas le lieu où sont prises le décisions économico-politiques réelles (comme les classiques du marxisme l’ont toujours soutenu), n’est plus non plus une tribune utile pour faire connaître la voix des communistes: depuis longtemps, il est devenu un instrument pour dévier de leur but et disperser les énergies révolutionnaires. Donc non seulement le parlementarisme doit être combattu, mais on ne doit même pas participer aux élections politiques afin de donner le poids maximum à l’opposition aux élections comme à l’Etat bourgeois, même “démocratique”. Un autre élément caractérisant la stratégie de la Gauche est la conception du “front unique à la base”, donc non par la convergence ambiguë et confuse de partis ou d’organisations dotées de programmes politiques différents, mais l’alignement des travailleurs de quelque foi politique ou religieuse qu’elle soit sur un front commun de lutte, autour d’objectifs économiques et sociaux concrets pour la défense de leurs conditions de vie et de travail.
1920: Au 2° Congrès de l’I.C. la présence de la Gauche est d’une importance fondamentale. Sa contribution est décisive pour rendre les “conditions d’admission” à l’I.C. plus sévères, pour éviter que n’y entrent des groupes et des partis qui, du bout des lèvres et dans une vague de luttes encore vigoureuses, en acceptent bien la discipline et le programme révolutionnaire, mais qui par la suite dans les faits en sabotent (surtout quand la phase révolutionnaire s’affaiblit) l’ouvrage. La Gauche est la formation communiste d’Europe qui, avec le maximum de clarté, se range dans une perspective internationale en concevant l’Internationale comme le parti mondial authentique et véritable de la révolution et non comme la somme formelle, arithmétique de partis nationaux, laissés libres ensuite de suivre la route qu’ils estiment juste. Sans l’Internationale, la Gauche (qui lutte en Italie pour parvenir à la création d’un véritable Parti communiste) se déclare favorable à la réaffirmation intégrale du marxisme, en faveur d’une perspective programmatique, stratégique et tactique internationaliste qui attire en son sein à la fois les prolétaires de l’Occident avancé et les peuples de l’Orient, vers la nécessité du parti révolutionnaire pour une rupture violente d’avec l’ordre bourgeois et pour l’instauration de la dictature de classe comme pont de passage transitoire vers une société sans classes, pour une discipline interne dans les organismes internationaux, faite non de caporalisme vide mais d’une acceptation entière: et de la compréhension du programme révolutionnaire de la part de tous les militants.
1921: Au Congrès de Livourne du PSI, la Gauche Communiste rompt avec le vieux parti réformiste et fonde le Parti Communiste d’Italie, section de l’Internationale Communiste. En dépit des affirmations contraires de l’historiographie stalinienne successive, le rôle dirigeant est assuré totalement par la Gauche et Bordiga. Gramsci et Togliatti & Co sont, dans cette période, totalement alignés sur elle. Durant deux années, en Europe occidentale, le P.C. d’Italie, guidé par la Gauche, cherche à prendre la route de la révolution et offrir ainsi une aide décisive à l’Union Soviétique; il représente ainsi la pointe avancée du “bolchevisme, plante de tous les climats”. Il opère sur un plan syndical afin de constituer un front de lutte véritable (et non de partis) des masses ouvrières indépendamment de leur affiliation politique; il conduit une lutte incessante contre le réformisme social-démocrate qui tente d’ensevelir les ouvriers avec les illusions pacifistes et légalitaires; il combat le fascisme ouvertement qu’il considère non pas comme une réaction féodale (comme le stalinisme le théorisera ensuite) mais l’expression politique du grand Capital (agraire et industriel) placé face à une crise économique mondiale et à un prolétariat militant; il crée son propre appareil militaire de défense contre la réaction en évitant de se confondre avec des regroupements douteux et équivoques comme les “Arditi del popolo”, et dans toutes les questions tactiques et stratégiques affrontées dans ces années de reflux progressif du mouvement révolutionnaire se pose constamment dans une perspective internationale et internationaliste, dénonçant dès leur apparition les tendances localistes et autonomistes, et surtout la tendance à la subordination de l’Internationale elle-même aux exigences nationales russes.
1923: Profitant de l’arrestation de Bordiga et d’une bonne partie des dirigeants du P.C. d’Italie (vers la fin de 1923 leur procès se conclura par une plaidoire célèbre en leur faveur et leur acquittement) la direction du parti passe à des hommes plus souples aux directives toujours plus “élastiques” de l’Internationale et au cours de l’année 1924, bien qu’ayant obtenu la majorité à la Conférence nationale du Parti à Côme (en mai) la Gauche est écartée de la direction, confiée à l’initiative de Moscou, en courant du Centre, conduit par Gramsci et Togliatti. Dans les deux années qui suivirent, le processus de démantellement de l’influence de la Gauche dans le Parti revêt toujours davantage le ton et adopte les méthodes qui seront celles de la politique stalinienne; son organe “Prometeo” est supprimé après quelques numéros, les sections dans lesquelles la Gauche était dominante sont dissoutes, les militants de la Gauche sont éloignés des organes dirigeants, leurs articles et documents censurés ou purement et simplement supprimés; en bref un régime interne au parti fait de suspicion, de délation et d’intimidation, de discipline caporaliste et bureaucratique se met en place.
1926: Au troisième congrès du Parti, tenu hors d’Italie, à Lyon, les manoeuvres du nouveau centre dirigeant (historiquement bien “organisé”: par exemple, les votes des délégués de la gauche absents sont automatiquement attribués au centre) se traduisent par la marginalisation complète de la gauche qui se trouve mise dans l’impossibilité d’agir et de faire entendre sa voix; elle se trouve ainsi neutralisée définitivement à l’interieur même du Parti. La même année, au Sixième Exécutif élargi de l’IC (à Moscou en février, mars 1926) Bordiga lutte contre la “bolchevisation”, car la réorganisation du Parti sur la base des cellules d’entreprises qui - sous le prétexte démagogique d’accroître le caractère “ouvrier” du Parti - finit à l’inverse par enfermer la base dans l’horizon limité de l’usine et du bureau et par rendre indispensable le rôle du “fonctionnaire bureaucrate” qui “donne la ligne” établissant un lien artificiel et caporaliste entre centre et périphérie. Lors de la même réunion critique à Moscou, Bordiga prend -seul parmi tous les délégués présents- l’initiative de réclamer que la grave crise interne du Parti bolchevique (prélude à la théorie erronée et mensongère du “socialisme dans un seul pays”) soit mise à l’ordre du jour d’un prochain congrès mondial, puisque la “révolution russe est aussi notre révolution”, ses problèmes sont nos problèmes et chacun des membres de l’IC révolutionnaire a non seulement le droit mais le devoir de collaborer à leur solution”. Le fascisme pensera à arrêter Bordiga (tout comme tous les dirigeants du PC d’Italie avant que le nouveau congrès se réunisse; Staline pensera à isoler l’Opposition russe. Entre 1926 et 1930, les militants de la Gauche seront peu à peu expulsés du Parti et, par conséquent, ou assignés à résidence, livrés à la répression fasciste, ou contraints à l’émigration. La campagne contre la Gauche en Italie est parallèle à celle contre Trosky en URSS même si entre les deux courants existent des points de divergence. Ces derniers n’empêcheront pourtant pas la Gauche de défendre l’Opposition russe dans les années cruciales 1927-1928. Bordiga lui-même sera exclu en 1930 sous l’accusation de “troskisme”. Entretemps, d’abord avec la trahison de la grève générale anglaise de 1926, puis avec la subordination du Parti Communiste chinois aux nationalistes du Kuomintang durant la révolution chinoise de 1927 (la conclusion finale sera le massacre de la Commune de Canton par les nationalistes de Tchang Kaï Chek) le stalinisme, expression des forces bourgeoises montantes dans une URSS isolée après la faillite de la révolution en Occident, complète le renversement total des principes comme du programme communiste.
1930-1940: Avec Bordiga isolé à Naples et soumis à une surveillance policière permanente, la Gauche poursuivie à la fois par le fascisme et le stalinisme, dispersée dans l’émigration, étouffée par la démocratie, commence une phase de notre histoire que l’on peut bien définir d’héroïque. La Gauche se réorganise en France et en Belgique comme Fraction à l’extérieur et publie les revues “Prométéo” et “Bilan” avec lesquelles elle continue sa propre bataille politique. La situation est extrêmement difficile parce que les militants -peu nombreux et dispersés- doivent combattre sur trois fronts: contre le fascisme, contre le stalinisme, contre la démocratie. Pourtant, ils dénonceront la politique de Moscou (les “fronts populaires”, la main tendue à la démocratie bourgeoise, les cabrioles politiques continuelles sur le dos des prolétaires les plus combatifs, le pacte Hitler-Staline, les appels “aux frères en chemises noires” par Togliatti), ils chercheront vainement à oeuvrer afin que, durant la guerre d’Espagne, les formations de gauche hésitantes s’orientent dans un sens classiste, ils lutteront contre le fascisme et le nazisme (en France occupée, ils réussiront même à développer une propagande défaitiste auprès de soldats allemands). Ils soumettront enfin à la critique tous les mythes démocratiques qui, de plus en plus, corrompent le mouvement ouvrier international (au déclenchement de la seconde guerre impérialiste et dans les années suivantes, les ouvriers internationalistes en dénoncent le caractère impérialiste). Il est désormais évident qu’avec le stalinisme on se trouve face à la plus importante phase contre-révolutionnaire et les militants commencent à analyser “ce qui est arrivé en URSS”, encore que ce soit avec beaucoup d’insuffisances dues à l’isolement extrême dans lequel ils se trouvent. Et c’est grâce à leur résistance tenace, cette volonté obstinée de ne pas laisser briser “le fil rouge” qui permettra la renaissance du Parti en 1943.
1943-1952: Grâce aussi au retour en Italie de quelques camarades de l’émigration commence dans ce pays un travail de regroupement autour d’une véritable organisation. Le périodique “Prométéo” paraît clandestinement dès la fin de 1943. Les contacts avec Bordiga reprennent ensuite, une agitation révolutionnaire se développe parmi les prolétaires combatifs déçus par les mouvements de résistance; s’opère un travail suivi pour donner aux mouvements de grèves -qui éclatent dans les dernierès années de la guerre- une orientation classiste. Un travail de contacts étroits avec le prolétariat s’engage, obtenant même des résultats significatifs (dans plusieurs cas en particulier dans les usines du Nord de l’Italie, ce sont des internationalistes qui sont choisis par les ouvriers comme délégués aux commissions internes). Le Parti communiste internationaliste naît enfin, avec un périodique “Battaglia Comunista”. La lutte avec les staliniens est ouverte désormais. Alors que Togliatti, dans sa fonction de ministre de la justice, décrète une amnistie générale et remet en liberté les chefs et chéfaillons comme la piétaille fasciste en exaltant “l’homme nouveau” et la “démocratie renaissante”, son parti dénonce les internationalistes comme “fascistes” et incite à leur élimination physique. C’est ainsi que qu’au terme d’une campagne de diffamation aiguë et d’incitation à l’assassinat, nos camarades Mario Acquaviva et Fausto Atti (et d’autres militants anonymes dont nous n’avons pas réussi à connaître le sort) ont été massacrés par les staliniens. Cette première phase de la vie du Parti est encore marquée par les incertitudes théoriques de la fraction à l’extérieur. Les noeuds s’en verront dénoués à partir de 1952, lorsque les exigences de rétablir de façon claire et monolithique (contre toute précipitation activiste et superficielle) le corps marxiste intégral dénaturé et détruit par le stalinisme amènent à une première scission. Cette même année, debutent donc les pubblications de “Il programma comunista”. Dans ses pages et jusqu’à sa mort en 1970, Bordiga développera un énorme travail de reconstruction théorique et politique du Parti, qui, au milieu des années ‘60, deviendra “international” de fait et pas seulement de nom. “Les thèses caractéristiques du Parti” (1951), “les considérations sur l’activité organique du Parti quand la situation générale est historiquement défavorable” (1965), “les thèses sur les tâches historiques, l’action et la structure du Parti communiste mondial” (1965) et les “thèses supplémentaires” (1966) donneront alors au Parti son encadrement définitif à la fois théorique, politique et organisationnel.
Parti historique et parti formel
« D’accord », dira alors notre interlocuteur un peu désorienté, « vous avez une histoire longue et glorieuse. Mais vous n’êtes toujours que quatre chats ! »
Certes, nous sommes peu nombreux et notre influence est aujourd’hui presque nulle. Ceci n’a rien d’étonnant et ne nous effraie pas. Car une objection de ce genre ne prend pas en considération le fait que, comme nous l’avons déjà dit, le stalinisme a été la contre-révolution la plus féroce qu’ait connue le mouvement communiste international. Ses effets ont été dévastateurs, se sont faits sentir pendant plus de soixante ans et se font sentir encore aujourd’hui. Dans toute cette période, grâce à la destruction du parti communiste mondial et au désarmement théorique et pratique, œuvre de la contre-révolution, la classe ouvrière de l’Occident capitaliste développé a été attelée au char de la démocratie, définie par principe comme un monde idéal dans lequel tous les conflits pouvaient finalement être surmontés et éliminés. Elle a participé à un second massacre mondial. Elle a collaboré à la reconstruction de l’après-guerre, produisant une quantité impressionnante de plus-value (le boom des années 50) grâce aux miettes de laquelle elle a été convaincue que ce monde « est le meilleur des mondes possibles ». Elle a abandonné à leur destin les peuples de couleur qui se soulevaient contre le joug de l’impérialisme et commençaient à goûter aux délices de la pénétration capitaliste. Et toutes les fois qu’elle a essayé d’emprunter la route de la défense de ses propres intérêts en tant que classe, elle s’est vue répondre que... « l’intérêt supérieur de l’économie nationale ne le permet pas », « il y a le risque de faire ainsi le jeu de la droite », etc, etc.
Il est évident que dans des conditions pareilles, qui ont caractérisé le dernier demi-siècle euro-américain, le communisme révolutionnaire ait du mal à se défendre. Une barrière matérielle existe qui s’y oppose : mode de pensée, habitudes, influences idéologiques, traditions, apathie, illusions, le fait même que pendant une longue période emplois et salaires apparaissaient comme une réalité garantie. Tout cela, pour nous matérialistes, est plus que compréhensible. De plus, les communistes en ont déjà fait l’expérience. Après la faillite des révolutions de 1848, la Ligue des Communistes comptait de rares éléments dispersés un peu partout en Europe : mais cette « solitude » fut la condition première pour la naissance de la Première Internationale en 1864. Après la Commune de Paris en 1871, Marx et Engels demeurèrent effectivement seuls à tirer les leçons de cette tentative révolutionnaire écrasée dans le sang : mais ce furent ces « leçons » tirées dans l’isolement qui ont permis la renaissance du mouvement communiste sur des bases plus solides en quelques années. La même chose est arrivée à Lénine et aux marxistes russes après l’échec de la révolution de 1905 en Russie, prémisse pour l’affirmation du bolchevisme, pour la victoire de la révolution en 1917 et pour la naissance de la IIIème Internationale. La même chose est arrivée après 1926 à la Gauche et à notre parti, qui est l’héritier direct de cette expérience.
Il est bien compréhensible qu’au milieu de ces vagues contre-révolutionnaires (et la dernière, comme nous l’avons dit, a été la plus redoutable de toutes, parvenant à renverser jusqu'à l’ABC du marxisme), le parti soit petit, se réduise à quelques militants, et reste ignoré de la plupart : c’est précisément une seconde nature du devenir historique. Le parti ne renverse pas les situations défavorables par un coup de baguette magique, ne force pas la révolution par un acte de volonté. Le processus révolutionnaire mûrit au cours de décennies, parallèlement à l’accumulation des contradictions que le système capitaliste produit inévitablement. Le parti doit favoriser ce processus, l’organiser et l’orienter, le guider théoriquement et pratiquement. Cela peut sembler être un paradoxe, mais l’histoire le démontre : c’est justement dans les phases contre-révolutionnaires (celles où la révolution n’est pas le moins du monde à l’ordre du jour) que la révolution mûrit. Et l’on s’y prépare en reconstruisant le parti, en défendant son patrimoine théorique et son expérience, en renouant le fil rouge que tous voudraient casser, en luttant pour défendre son programme à contre-courant. Si l’on ne s’y prépare pas alors et de cette façon, la révolution n’arrivera jamais : parce que quand se représenteront les conditions matérielles qui lui sont favorables, manquera justement l’organe-guide, l’instrument nécessaire, le parti.
Ceci est une première condition vitale. Mais elle ne suffit pas. Il existe un parti historique et il existe un parti formel, et cela aussi est un concept-clé marxiste. Le parti historique est l’ensemble de l’élaboration théorique, du programme, des thèses, de l’expérience historique du communisme. Il date désormais de 1848, lorsqu’a été publié le Manifeste du Parti communiste, et comprend (dans un tout monolithique dont les parties s’intègrent organiquement les unes aux autres) les oeuvres de Marx, Engels et Lénine, les batailles politiques de la Première, de la Seconde, de la Troisième Internationales, les enseignements de la Commune de Paris, de la Révolution russe de 1905, de celle d’Octobre 1917, l’expérience des grandes luttes dans l’Occident capitaliste et dans l’Orient des peuples de couleur entre 1917 et 1927, l’élaboration théorico-politique produite par la Gauche Communiste tout au long de l’arc historique de plus d’un demi-siècle, les leçons qu’elle a su tirer des contre-révolutions. C’est donc une méthode d’interprétation des faits historiques et sociaux, une doctrine politique et une expérience de lutte : une théorie, un programme, une stratégie, une tactique, qui tous constituent les fondements du communisme, auxquels les générations futures doivent nécessairement se référer.
Puis il existe un parti formel. Ceci veut dire qu’il est la traduction de cet ensemble : théorie, programme, stratégie, tactique, dans une structure organisée, dans un organisme vivant, fait de militants de chair et d’os, opérant dans des situations spécifiques et engagés à élargir le réseau d’influence du communisme. C’est cette structure organisée qui, en renouant matériellement les fils rouges du communisme, permet la fusion de générations différentes dans une perspective de lutte unique. Mais elle est aussi celle qui ressent de façon inévitable les hauts et les bas de la lutte de classe, des moments favorables comme de ceux défavorables, des victoires comme des défaites.
Il n’y a pas, qu’on le comprenne bien, de fracture entre parti historique et parti formel. Il ne s’agit pas de deux moments séparés et successifs. Le parti historique doit tendre à se traduire en parti formel, car autrement le communisme restera lettre morte ; le parti formel doit s’identifier au parti historique, car autrement il serait privé de théorie, de programme, de stratégie et de tactique communistes qui seuls peuvent le caractériser. Toute l’histoire du mouvement communiste international est au fond l’histoire du processus difficile et passionnant au travers duquel le parti historique devient parti formel, la théorie devient pratique, l’organisation vit et combat. Dans des phases données, le parti formel peut même se réduire à un petit nombre d’éléments quasi privés d’une réelle influence sur la scène historique. Mais il est essentiel que ces quelques éléments défendent le parti historique de toutes leurs forces, en cherchant à le faire vivre dans la réalité, qu’ils soient ridiculisés ou ignorés de la grande majorité, mais opérant pour élargir le plus possible leur influence au niveau international. Et ceci est l’essentiel, afin qu’au moment où se représenteront des conditions objectives plus favorables (et le cycle de l’économie capitaliste ne peut faire autrement que les créer continuellement, à cause des contradictions internes qui lui sont propres), le communisme puisse alors trouver des forces plus nombreuses.
Au cours du second après-guerre, notre Parti s’est trouvé contraint de lutter pour défendre le parti historique, sans jamais cesser d’agir pour faire vivre le parti formel dans la société du capital : peu importe qu’il soit petit, peu importe qu’il soit isolé. Nous savons que notre lutte (qui implique le renversement total de la manière habituelle de concevoir les phénomènes de la société) a été fondamentale parce que demain, les quatre chats d’aujourd’hui deviendront huit, seize, trente-deux, etc. Il l’a fait dans la période certainement la plus défavorable et difficile, et là réside la raison pour laquelle son histoire a été si tourmentée. La période contre-révolutionnaire est privée de l’oxygène de la lutte de classe et pèse donc comme une chape de plomb sur le parti lui-même, nourrissant alternativement illusions et désillusions. C’est ainsi que le petit parti doit se garder autant de la tentation désastreuse de se réduire à une petite secte d’intellectuels marxologues se limitant à débattre entre eux, que des illusions simplistes qu’il suffit, dans n’importe quelle phase historique, de multiplier par mille l’activité pour élargir son influence au sein de la classe ouvrière.
Pourquoi la classe ouvrière
« Tout ce discours sur la classe ouvrière ! Mais la classe ouvrière n’existe plus... avec la révolution informatique, elle a disparu ! Est-il possible que vous ne vous en rendiez pas compte ? »
Nous prions notre interlocuteur de mieux étudier la réalité avant d’ouvrir la bouche, pour éviter de se transformer en l’un de ces journalistes qui répètent de mémoire les quatre phrases du dernier « expert », lues dans le dernier numéro du journal.
Cette véritable imposture de « la disparition de la classe ouvrière » (ou de son « intégration ») n’est pas née de nos jours. Dans les années 40, certains sociologues américains la soutenaient déjà, des « philosophes » à la mode dans les années 60 comme Marcuse & Cie l’ont reprise, et elle a été le pain quotidien (mais rassis) de certaines orientations « ultra-gauches » des années 70. Et au fond elle est à la base même de l’idéologie bourgeoise, qui dès le début a soutenu avoir éliminé les divisions en classes, considérées comme typiques et exclusives du féodalisme. Ce n’est donc pas une surprise de la retrouver aujourd’hui encore dans nos jambes comme un obstacle. Voyons un peu mieux où en sont les choses.
Si nous disons que la « disparition de la classe ouvrière » est une imposture, nous le faisons sur la base tant de la théorie que des considérations actuelles. Théorie (d’une manière très synthétique, évidemment) : au cœur du mécanisme économique capitaliste se trouve la production en vue du profit - sans le profit, l’économie capitaliste se recroquevillerait sur elle-même (et de fait, avec la découverte de la chute tendancielle du taux de profit, Marx a pointé le talon d’Achille du capitalisme : celui qui, inévitablement, en annonce la mort).
Or, ce profit se crée au travers de l’extraction de plus-value du travail vivant, c’est-à-dire en faisant travailler l’ouvrier pendant un certain nombre d’heures, mais en ne lui en payant qu’une partie (de nouveau les questions sont très complexes, et l’interlocuteur décidé à comprendre peut les approfondir avec des textes comme « Travail salarié et capital » ou « Salaire, prix et profit », en plus du «Capital », naturellement). Cela veut dire que le capital ne pourra jamais renoncer au travail humain précisément parce que la plus-value ne peut être extraite d’une machine. C’est là justement que réside l’autre grande contradiction du capital : il doit introduire des machines afin d’augmenter la production, mais il ne peut les introduire au delà d’une certaine limite parce qu’autrement la source du profit se réduirait de façon drastique.
Donc, la tendance au machinisme est constante dans l’histoire du capital (voir à ce sujet le « Capital », Livre I, Section IV, Chapitre XIII), mais ne modifie pas (ne peut pas substituer) le mécanisme central de son fonctionnement : l’extraction de plus-value du travail vivant, l’exploitation d’une classe ouvrière qui demeure de toute façon nécessaire au capital. Et ceci vaut aussi bien pour la classe ouvrière « traditionnelle » (les bleus de travail) que pour les couches plus récentes de techniciens (les cols blancs) qui eux aussi sont producteurs de plus-value au travers du travail non payé. Donc, qu’un individu travaille dans les lueurs rougeâtres et les bruits infernaux d’une fonderie ou dans la blancheur ascétique d’un laboratoire de production de puces informatiques ou de fibres optiques, ne change rien à son rapport avec le capital. Et quant à lui, le capital ne pourra jamais éliminer la classe ouvrière parce qu’il lui est lié comme le pendu à sa corde.
Ceci en ce qui concerne la théorie. Si nous passons ensuite aux considérations actuelles, nous n’y trouvons que des confirmations. Il suffit en effet de jeter un regard autour de nous pour se rendre compte de l’augmentation impressionnante de la classe ouvrière dans le monde entier. On parle beaucoup de « globalisation du marché » : et qu’est-elle, cette « globalisation », sinon la pénétration et le renforcement du système capitaliste dans tous les recoins de la planète, et par conséquent la naissance et la croissance d’une classe ouvrière surexploitée et entièrement dépouillée en Asie, en Afrique, en Amérique latine ? Des informations nous parviennent d’incendies tragiques d’usines en Chine, à Taiwan, Hongkong, de grèves réprimées dans le sang en Corée, au Zaïre, en Afrique du Sud : qu’est-ce que tout cela sinon la preuve dramatique que la classe ouvrière, bien loin de disparaître, est au contraire née et s’est multipliée, jusque dans des régions qui il y a quelques décennies n’étaient pas touchées par l’avance irrésistible des marchandises et du capital ? Et que sont donc ces énormes flux migratoires qui donnent tant de soucis aux braves bourgeois et petits-bourgeois, sinon la démonstration à l’échelle mondiale du gonflement d’une population de purs prolétaires, c’est-à-dire de bras qui ne peuvent compter que sur le travail futur de leurs fils, de leurs enfants, pour espérer survivre moins mal (et on pourrait ici ouvrir une parenthèse à propos de la surpopulation, un autre cauchemar pour nos braves bourgeois et petits-bourgeois, une autre démonstration pour nous de la contradiction insurmontable d’un capitalisme qui doit faire naître à un rythme soutenu une force de travail destinée historiquement à le détruire).
Et encore : qu’est-ce qu’est le drame du chômage, non seulement stagnant mais en augmentation, sinon la preuve par la négative de l’existence bien réelle, bien concrète, de la classe ouvrière dans les métropoles mêmes du vieux capitalisme comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, l’Italie, le Japon, c’est-à-dire là où l’idéologie bourgeoise claironne aux quatre vents (et les nigauds l’avalent les yeux fermés) l’heureuse nouvelle de la « disparition de la classe ouvrière » ?
En réalité, dans les cinquante dernières années, nous avons assisté d’une part à une augmentation généralisée impressionnante d’une classe de sans-réserve absolue, de prolétaires authentiques, et de l’autre, à un processus aigu de prolétarisation, spécialement dans les citadelles capitalistes évoluées (les ghettos, les banlieues, les bidonvilles). Au lieu de se réduire, les rangs de cette classe ouvrière mondiale n’ont fait que grossir.
« Pourtant vous ne pouvez nier qu’un processus de désindustrialisation soit en cours ! ». Sûrement, mais attention : la désindustrialisation de quelques zones (attention, quelques unes !) n’a rien à voir avec les théories saugrenues du post-industrialisme ou du post-capitalisme. Il s’agit d’un phénomène qui ne peut être analysé que dans sa dynamique : c’est-à-dire en comprenant qu’il s’agit tout simplement de la nécessité de la part du capital d’aller chercher les conditions d’une exploitation meilleure de la main d’œuvre et donc d’une extraction de plus-value plus avantageuse. En somme, si les usines disparaissent à Detroit, c’est uniquement parce qu’elles réapparaissent dans les zones frontalières avec le Mexique : si la « grande usine » est démantelée, c’est uniquement parce que des dizaines d’unités plus petites surgissent dans des zones périphériques... Face à la crise économique, le capital se restructure afin a) d’éviter des situations conflictuelles dues à la concentration de main d’œuvre combative, b) d’avoir à disposition une main d’œuvre plus jeune, sans expérience, plus affamée, plus corvéable. Mais il s’agit toujours d’un phénomène cyclique : la dispersion de transformera ensuite en concentration, parce que le capital est « génétiquement » orienté vers elle.
Or, il n’y a pas de doute (et en disant cela nous anticipons tout de suite l’objection de notre interlocuteur) que, face à cette diffusion macroscopique du prolétariat mondial, il lui manque la conscience d’être une classe, d’avoir des intérêts communs, tant immédiats qu’historiques. Mais attention ! le fait que le marxisme voit dans le prolétariat la classe révolutionnaire destinée à ensevelir le capitalisme et à ouvrir les portes à la société sans classes, ne signifie pas que le prolétariat soit automatiquement toujours et de toute façon révolutionnaire. Car c’est là une autre imposture que nous laissons volontiers aux staliniens et aux ouvriéristes, tous deux démagogues.
Le caractère de « classe révolutionnaire » du prolétariat lui est conféré par sa disposition à l’intérieur du processus de production. Il est au cœur du mécanisme d’extraction de la plus-value et derrière lui il n’a pas d’autres classes à exploiter. En se rebellant, il met en cause la charpente même de la société du capital. En se libérant lui-même, il libère l’humanité entière. Dans toutes les révolutions précédentes qui ont marqué le passage d’un mode de production à l’autre (celle anti-esclavagiste et celle anti-féodale), la classe protagoniste de la révolution avait derrière elle d’autres classes - destinées, une fois réalisés la rupture révolutionnaire et le passage au nouveau mode de production, à devenir les « classes opprimées », les « classes exploitées ». Avec la bourgeoisie et le prolétariat, nous sommes arrivés à la fin d’un arc de temps très long marqué par la division de la société en classes : le prolétariat, présentement la classe exploitée, n’a derrière lui aucune autre classe sur laquelle il puisse exercer sa propre domination (à l’avenir, une fois victorieux). La nouvelle société qui devra naître (qui est déjà prête à naître et dont le retard à naître provoque les douleurs de l’enfantement qui ressemblent à une agonie) ne connaîtra plus les divisions en classes et donc ne connaîtra plus de classes exploitées.
Il est vrai qu’il existe un problème subjectif. Dans sa grande majorité la classe ouvrière aujourd’hui (aussi bien celle relativement protégée des grandes métropoles capitalistes que celle dramatiquement exploitée des jeunes pays capitalistes) ne se perçoit pas comme classe, ne se déplace pas en direction de ce que sont ses propres objectifs. Et même, on peut dire qu’au pire, elle ne bouge pas du tout : elle subit l’exploitation sans se révolter. Mais ceci ne nous déconcerte pas. C’est un problème politique qui a rapport précisément avec la démocratie et le stalinisme - c’est-à-dire avec les effets de la contre-révolution la plus grave de l’histoire du mouvement ouvrier et communiste. C’est un problème politique qui est en rapport avec la destruction au niveau mondial du parti révolutionnaire : c’est-à-dire de ce facteur de conscience et de volonté, de théorie et d’action que dès le début le marxisme a désigné comme condition sine qua non pour le développement du processus révolutionnaire, et que toutes les classes révolutionnaires ont dans le passé eu comme guide nécessaire.
Sans le parti révolutionnaire (et cela veut dire : sans son propre programme politique révolutionnaire, sans « la conscience de soi comme classe ») la classe n’est rien : seulement un ensemble statistique d’individus incapables dans leur grande majorité de s’élever à la hauteur de leur mission historique. Et c’est justement ce que démontre la situation historique actuelle de manière dramatique.
Et c’est pour cela que la route qui mène au communisme passe obligatoirement par la reconstruction du parti révolutionnaire.
Que veut dire communisme ?
« Cependant, dira un peu déçu notre interlocuteur, il est évident qu’après l’expérience des pays de l’Est, il est difficile aujourd’hui de parler de communisme ».
Nous pouvons le comprendre. Parler de communisme aujourd’hui signifie avant tout retourner comme un gant l’idée que l’on s’en était faite pendant plus d’un demi-siècle, sous l’influence de la propagande stalinienne, du glapissement opportuniste-réformiste-social démocratique, de l’idéologie bourgeoise même. Cela signifie démasquer le mensonge du « socialisme dans un seul pays », du « socialisme véritable ». Essayons de récapituler quelques conceptions de base.
Le communisme n’est pas mort en URSS (ni ailleurs) pour la bonne raison qu’en URSS (ni ailleurs) économiquement il n’y est jamais né. Le communisme signifie l’abolition du travail salarié, de la marchandise, de l’argent, du profit, de la compétition internationale, des classes sociales, de l’Etat. Alors qu’en URSS & Cie existaient le travail salarié (les ouvriers recevaient une paie), l’argent (comme moyen d’échange), le profit (entreprises et coopératives devaient boucler leurs bilans par un actif), la compétition économique (il y avait un marché intérieur et une ouverture progressive au marché mondial), des classes sociales bien distinctes, un Etat solide tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Si, avant 1989 (c’est-à-dire avant la chute du « mur de Berlin », avec toutes ses conséquences dramatiques), on avait examiné les soi-disant « deux camps du monde moderne » avec des yeux marxistes (donc sans se laisser abuser par ce mensonge tragique), on se serait rendu compte d’une ressemblance fondamentale entre le mode de fonctionnement et les résultats atteints par des systèmes qui étaient définis comme deux systèmes différents. Dans les deux camps, les villes grandissaient démesurément, transformant les campagnes en déserts, la production de missiles nucléaires et de chars d’assaut s’exécutait au détriment de l’alimentation d’énormes masses humaines, la concurrence entre ouvriers se développait, comme le travail salarié, l’aliénation et le despotisme d’entreprise. Dans les deux camps sévissaient l’anarchie du marché, les crises périodiques, s’affermissaient la lutte d’appétits au sein de l’Etat et les guerres d’oppression et de pillage ; il y avait accumulation de richesses à un pôle de la société et misère à l’autre, se heurtaient les intérêts de classes opposées, la machine d’Etat se gonflait démesurément, on tendait toujours plus à considérer bureaucratie et police comme les représentants exclusifs des intérêts de la collectivité. Communisme, tout cela ? Mais je vous en prie, de grâce !
Qu’était-ce l’URSS, alors ? Pour les communistes internationalistes, la réponse a toujours été claire. En URSS, sous Staline et ses successeurs, ce n’était pas le communisme qui était implanté mais le capitalisme, un capitalisme d’Etat dans une large mesure, géré centralement dans toute une série de secteurs (tandis que dans d’autres, surtout dans l’agriculture, existaient encore des formes diverses de petite production, même pré-capitalistes). C’est-à-dire qu’en URSS se poursuivait ce que tout régime bourgeois a toujours fait à l’époque de son « accumulation primitive » et ensuite peu à peu « élargie » : créer les conditions économiques d’un développement capitaliste sur une large échelle grâce à l’intervention centrale de l’Etat. Pour Lénine et les communistes, tout cela était limpide : après la révolution de 1917, le pouvoir politique dictatorial prolétarien devait se charger de la tâche historique gigantesque de faire sortir le pays de l’arriération économique en posant les bases du communisme (c’est-à-dire une économie capitaliste pleinement développée : expansion de la grande industrie, développement du réseau ferroviaire, encouragement à la coopération agricole sur une vaste échelle, électrification, etc.), en attendant que la révolution communiste éclate et vainque dans l’Occident économiquement avancé. Voilà quelles étaient les conditions de la victoire du communisme à l’échelle internationale.
Mais la révolution en Occident ne s’est pas produite par l’incapacité de toute une série de partis (et, à partir d’un certain point, de l’Internationale Communiste elle-même) à se placer sur un front réellement révolutionnaire, et la Révolution d’Octobre (écrasée entre le retard de l’Occident et la nécessaire émergence des formes économiques capitalistes en Russie) s’est repliée sur elle-même. La contre-révolution stalinienne, expression exacte du jeune capitalisme russe, a renversé finalement cette puissante vision stratégique : une fois détruit le parti de Lénine tant physiquement que théoriquement, elle a proclamé « socialisme » ce qui était « accumulation capitaliste », a théorisé la possibilité de « construire le socialisme dans un seul pays ». Ceci a été le piège tragique, énorme : et à l’intérieur, enfoncés jusqu’au cou dans ce piège, qui signifiait le sang de millions et de millions d’êtres humains, se sont trouvés non seulement les staliniens convaincus, mais aussi tous ceux, démocrates et fascistes, qui ont donné et donnent au stalinisme leur bénédiction en le définissant comme « communisme ».
« Mais alors, qu’est-il arrivé entre 1989 et aujourd’hui ? » Il est arrivé que cette forme capitaliste qui a dominé la scène soviétique et ses pays satellites, à partir d’un certain point de son histoire a épuisé sa propre fonction. Au contraire, elle est devenue un obstacle, surtout en présence de la crise économique mondiale qui s’est ouverte à la moitié des années 70 et qui, vers la fin de cette décennie, avait commencé à atteindre l’URSS. Il était nécessaire de donner libre cours aux énergies accumulées sous la protection de l’Etat, aux sujets économiques cultivés jusqu’alors comme dans une serre et qui maintenant avaient besoin de se développer de manière autonome, sans contraintes ou règlements centraux. Et alors voilà la « rupture » avec la phase et la forme précédentes - une « rupture » encore une fois que tous les pays bourgeois ont accomplie au cours de leur histoire : d’une gestion étatique centralisée à un soi-disant marché libre (pour retourner au dirigisme d’Etat quand la situation économico-sociale l’exige : qu’on pense au fascisme).
Mais alors, que veut dire réellement « le communisme » ? Ce n’est pas le marxisme qui a découvert les caractères de la société communiste. Bien avant lui, « le communisme » signifiait « la communauté des biens » : c’est-à-dire la mise en commun des richesses sociales et l’administration rationnelle d’une société qui ne connût ni marché, ni travail salarié, ni capital, ni classes sociales. En outre, toute une période dans l’expérience humaine s’est déroulée au sein d’un « communisme primitif » (et donc limité et conditionné par un niveau extrêmement bas de développement des forces productives) : travail en commun sur des terres communes et jouissance en commun des produits de ce travail, comme cela avait été le cas à l’aube de la préhistoire humaine, avant l’apparition des classes, de la division du travail, de la propriété privée.
Le marxisme a libéré le communisme des scories utopistes pour le présenter comme le produit, non plus de la volonté et des rêves (les fameux « plans » des utopistes Fourier, Saint Simon, Owen), mais comme une conquête nécessaire du mouvement réel de la société. Le capitalisme en effet pousse à fond la division du travail et sépare complètement le travailleur des moyens de travail (installations, machines) et des moyens de subsistance (alimentation, logement). L’ouvrier, devenu un sans-réserve (qu’on pense aujourd’hui aux masses énormes de sans-réserves africains et asiatiques, enfermés dans la spirale du processus de capitalisation de ces aires géographiques !), doit désormais passer par le marché pour acquérir ses moyens de subsistance. Pour cela, il doit vendre sa propre force de travail au capitaliste qui s’est accaparé les moyens de production (et qui peut aussi ne pas exister comme personne physique : il peut être une société anonyme ou l’Etat) et qui, possédant le produit du travail, empoche l’essentiel de la richesse créée par les travailleurs, richesse dont ces derniers sont donc légalement dépossédés. De plus, le prolétaire ne peut faire vivre ses proches que dans la mesure où ses bras continuent à être utiles au capital (pensez aux plaies sociales véritables que sont le travail des enfants, l’émigration, la prostitution).
Ce rapport social fait sombrer les grandes masses dans une misère toujours plus noire. Mais, en augmentant fortement la productivité du travail et en liant toutes les unités productives dans de vastes concentrations à l’échelle mondiale, il créée aussi la condition (mais seulement la condition) pour satisfaire les besoins humains et gérer de façon unitaire et internationalement les richesses produites. Il n’y a donc pas à « construire » le socialisme (comme s’il s’agissait d’un jeu de Lego) mais à faire correspondre le mode d’appropriation des richesses (qui aujourd’hui est privé) au caractère déjà social (c’est-à-dire collectif) de leur production.
Surtout, et c’est la chose la plus importante, alors que les utopistes voulaient « introduire » le communisme en prêchant la bonne parole et s’en remettaient pour cela aux gouvernants et aux entrepreneurs illuminés, le marxisme démontre que le capitalisme produit lui-même ses propres fossoyeurs. Il crée, avec le prolétariat moderne, une classe que le capital lui-même tend à concentrer et à unifier, et qu’il condamne à lutter pour survivre ; la seule classe qui, depuis l’apparition de la société divisée en classes, n’a derrière elle d’autres classes à exploiter et qui donc, en se libérant elle-même, ne peut faire autrement que libérer l’humanité entière. La force, en somme, qui est en mesure d’assurer l’accouchement, douloureux et traumatique comme tous les accouchements, de la nouvelle société.
Pour y parvenir, la lutte de la classe ouvrière moderne, menée sous la conduite du parti communiste (doté d’un programme et d’une stratégie mondiaux), doit se poursuivre jusqu'à la conquête du pouvoir politique. Le prolétariat instaurera alors sa dictature de classe pour le temps nécessaire à écraser par la terreur toute tentative d’opposition des classes vaincues et désormais inutiles, à concentrer dans ses mains les moyens de production et d’échange, à détruire les rapports de production existants, à éliminer les inerties et les habitudes séculaires.
Naturellement, la transformation communiste de la société ne pourra s’effectuer à grande échelle que lorsque le pouvoir international du prolétariat sera consolidé par une victoire décisive dans les grandes forteresses impérialistes, centres réels de l’économie mondiale et gendarmes de la planète. Et d’autre part naturellement, un certain temps sera nécessaire pour que des décombres de la vieille société une génération nouvelle, humaine, naisse dans les conditions du communisme.
Et voici le but du mouvement de lutte qui s’appelle « communisme » et qui ne se fonde pas sur une « opinion » parmi d’autres, sur un « projet culturel », sur un « élan éthique ». Ce ne sont pas les banalités des philistins sur « une justice sociale plus grande », sur « une qualité de vie meilleure », sur une « distribution différente de la richesse » qui sont en jeu, toutes ces phrases rhétoriques qui laissent les choses exactement comme elles sont parce qu’elles ne touchent jamais à la nature profonde du système capitaliste. C’est le passage historique d’un mode de production à un autre qui est en jeu, comme il est advenu quand on est passé de l’esclavage au féodalisme, du féodalisme au capitalisme, avec la différence substantielle qu’en abolissant la division en classes, le communisme fera vraiment sortir l’humanité de la préhistoire de l’exploitation, de l’oppression, de la destruction.
Dans la société qui se développera à partir de cette transformation (transformation qui, répétons-le, est radicale, complète, et non une photocopie jaunie du système précédent), sera inutile dès lors une quelconque forme de dictature, un quelconque pouvoir politique d’Etat, puisque les bases économiques de la différenciation en classes sociales auront disparu. Mais, alors que la crise révolutionnaire, la prise du pouvoir, la dictature du prolétariat sont des coupes nettes et verticales, les changements de type économico-social sont nécessairement plus lents et doivent tenir compte de toute une série de situations particulières (par exemple, la disparité du stade de développement des forces productives). Donc, dans le communisme inférieur ou socialisme, existera encore un certain degré de contrainte sociale qui se manifestera surtout dans la règle : « à chacun selon son travail ». Le faux « socialisme réel » d’hier prétendait voir réalisée cette règle dans.... le travail salarié (donc, dans un échange « marchandise contre marchandise »). Le « communisme inférieur » prévoit au contraire l’introduction du bon de travail, un ticket qui représente un droit sur les biens produits proportionnel au travail effectivement fourni par chaque producteur (une fois déduits les quotas destinés à satisfaire les besoins sociaux généraux), et qui n’est pas de l’argent puisqu’il ne peut être ni économisé ni accumulé, il ne « circule » pas (comme le fait l’argent).
C’est seulement quand on produira en quantité suffisante que pourra disparaître toute contrainte sociale et que la société, entrant dans le communisme supérieur, pourra inscrire sur son drapeau : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». L’humanité, n’étant plus soumise aux lois économiques aveugles nées de l’anarchie du marché, n’aura plus alors à affronter les crises, les guerres exterminatrices, les haines nationales. Libérée de l’oppression de produire pour le profit, de la compétition pour les marchés, de la production pour la production, elle pourra organiser la production mondiale de façon consciente, suivant un plan rationnel qui réglera les rapports enfin harmonieux entre production, consommation et population, aujourd’hui toujours plus déséquilibrés par le gonflement sans limite du capitalisme.
Elle pourra, en particulier, consacrer de manière efficace ses efforts à résoudre le problème crucial de l’agriculture et de l’alimentation, secteurs cruellement négligés par le capitalisme, pour la simple raison que le profit y est trop petit. Pour y réussir, l’industrie des pays « avancés », bâtie avec le sang et la sueur de générations et de générations humaines de tous les continents, sera mise sans retard au service de la modernisation de l’agriculture des pays « arriérés », sans contrepartie (chose impensable sous le capitalisme). Cela contribuera puissamment à combler l’abîme creusé par l’impérialisme entre les différentes races et nationalités et en favorisera la libre union internationale, du creuset de laquelle sortira la société de l’humanité enfin unifiée.
La société communiste, n’étant plus dominée par les forces extérieures et ennemies du capital, désormais maîtresse de son propre destin, d’une part sera en mesure de dominer les forces formidables que la science moderne a su arracher à la nature (mais qui, dans les mains du capital, sont souvent devenues des dangers énormes), et d’autre part pourra surmonter définitivement la peur, l’obscurantisme, la religion.
La production devenant rationnelle, le gaspillage et la destruction de la nature perpétrés aujourd’hui cesseront, et la division entre ville et campagne pourra petit à petit être surmontée à travers une répartition équilibrée de l’activité productive sur toute la croûte terrestre, éliminant ainsi, grâce à ces deux facteurs, la menace de pollution en tous genres. En outre cessera la dilapidation sauvage des ressources humaines, puisque l’humanité ne sera plus seulement force de travail pour le capital et la production pourra être mise au service des besoins de l’humanité. Avec la fin du capital, du système du salariat, et donc avec la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, l’alternative entre l’abrutissement au travail et le chômage croissant ne sera pas la seule à être détruite. Le communisme, en effet, fera participer toute la population au travail social dans la mesure des capacités de chacun, ce qui suppose un effort différent suivant l’âge et donc à l’exclusion des enfants et des malades. La société pourra alors - grâce à la diffusion des procédés les plus modernes arrachés au monopole de la propriété privée et à l’élimination de toutes les activités dangereuses et inutiles (de la fabrication des armes à la police et à la comptabilité en partie double) - diminuer radicalement le temps de travail, jusqu’à le limiter au strict nécessaire, peut-être moins de deux heures par jour à l’échelle mondiale, sur la base de la technologie actuelle.
A ces mesures, que la dictature prolétarienne met au centre de son programme, se joindra l’élimination de l’antithèse entre l’école et la production, et l’on mettra ainsi fin aux stupides radotages qui passent aujourd’hui pour le nec plus ultra de la culture. De la même façon, on introduira la socialisation intégrale des travaux domestiques, du ménage à l’éducation des enfants, en arrachant la femme à l’esclavage millénaire et à l’infériorité sociale dont elle est victime.
Ces bouleversements des conditions de travail et de vie supprimeront les bases de l’antagonisme entre les sexes et les générations, particulièrement insupportable sous le capitalisme ; et, à leur tour, transformeront complètement les rapports entre vie collective et vie « privée » (aujourd’hui, celle-ci n’existe plus désormais que pour être foulée aux pieds quotidiennement ou pour se voir souvent transformée en solitude des plus abominables et misère individuelle). Même les rapports entre distraction et travail, ainsi que les conditions mêmes du milieu ambiant, seront transformés radicalement, et les générations qui naîtront libérées du joug du capitalisme pourront se dédier à des questions autrement plus importantes, ayant cette fois les moyens pour les résoudre. La réduction drastique du temps de travail en particulier ne se limitera pas à soulager l’humanité de la fatigue et des maladies provoquées par la course effrénée au profit, mais permettra à tous les producteurs de participer à l’activité intellectuelle, qu’il s’agisse des sciences de la nature, de la vie sociale, de la littérature et de l’art, qui re-acquerront la dimension collective qu’elles avaient à l’aube de la préhistoire humaine. Les conditions seront alors réunies pour surmonter définitivement la division entre travail manuel et travail intellectuel, sur laquelle se sont développées les classes sociales, et pour en finir avec l’abrutissante condamnation aux travaux répétitifs et aux spécialisations exclusives, le « métier » et la « carrière » si encensés par l’idéologie bourgeoise. Chacun des membres de la société aura à cœur même la participation aux tâches ingrates mais nécessaires, et pourra exercer ses capacités propres au bénéfice de la collectivité dans les domaines les plus divers de l’activité sociale.
Avec la fin de la division du travail, les tâches administratives, même quand elles seront réduites et complètement simplifiées par l’élimination du marché et de la valeur d’échange propres au système capitaliste, pourront être réparties entre tous les membres de la société, et la survivance de la machine administrative séparée de la population (ce qui est aujourd’hui un des fondements de l’Etat) aura perdu toute justification. Dans une société ainsi établie, d’où aura définitivement disparu la guerre de tous contre tous, comme toute forme d’individualisme, aura aussi disparu toute opposition durable entre individu et société. Dans la société de l’espèce unie, la participation à l’effort collectif sera devenue le besoin primordial et vital, et le libre développement de chacun « la condition du libre développement de tous ».
Voilà l’avenir pour lequel des générations ont combattu, et pour lequel des millions de prolétaires anonymes ont versé leur sang, dans une lutte qui a désormais embrassé tous les continents. C’est cela le communisme.
« Non, ceci c’est de l’utopie ! », s’exclamera notre interlocuteur. Halte ! L’utopie, c’est dessiner une société idéale sans tenir compte des conditions matérielles pour qu’elle puisse naître et sans indiquer la route que ces mêmes conditions tracent pour y parvenir. C’est vouloir rejoindre la lune avec un avion à pédales. Historiquement, tout problème se pose de façon réelle quand existent les possibilités et les conditions de sa solution. Les possibilités et les conditions objectives du communisme sont déjà contenues dans la société capitaliste elle-même : le haut niveau (bien trop haut !) atteint par les moyens de production, la globalisation du système économique, la présence au niveau mondial d’une classe de sans-réserve. Il faut travailler à la construction des conditions subjectives : le parti en mesure de conduire le processus révolutionnaire. Mais les conditions tant objectives que subjectives sont désormais bien claires pour les communistes, elles ne sont ni un mystère inextricable ni une profession de foi.
D’autre part, est-ce vraiment une utopie que la nôtre qui indique avec clarté l’objectif et les moyens d’y parvenir (organisation du parti révolutionnaire, son enracinement dans les masses au niveau international, aggravation des contradictions économico-sociales, reprise générale de la lutte de classe, éclatement de la révolution dirigée par le parti, prise du pouvoir et instauration de la dictature prolétarienne, intervention despotique dans l’économie pour introduire un système économique radicalement différent) ? Ou n’est-ce pas plutôt une utopie, celle de tous ceux qui, laissant intact le système du capital, du marché, du profit, de la marchandise, de la concurrence, s’amusent avec des projets de « développement acceptable » ou de « commerce égal et solidaire », en appellent à la conscience des hommes de bonne volonté pour arrêter des guerres toujours plus fréquentes et sanglantes, envoient des médicaments pour résoudre le drame des disettes et des épidémies incessantes dans des régions sans bornes de la terre. Ils proposent d’accroître le développement des pays arriérés pour éliminer la plaie tragique de l’émigration (alors que justement l’introduction irrésistible du système capitaliste dans ces régions, ses nécessités internationales et ses crises renouvelées typiques, sont à l’origine de ce phénomène tragique) ? C’est cela l’utopie, et de la pire espèce parce qu’elle n’est pas inoffensive : elle fait illusion à des millions de gens et contribue ainsi à la survivance et au renforcement du système même qui produit les calamités décrites ci-dessus.
« Bon, pourtant ce « communisme » dont vous parlez n’existe nulle part, vous le dîtes vous-mêmes ! » Quelle triste façon de penser quand on n’estime possible que ce qui existe déjà et qu’on se refuse à lutter pour quelque chose qui n’existe pas encore, mais qui est possible et même nécessaire. C’est un peu comme si les frères Wright ne s’étaient pas mis à l’œuvre pour créer une machine capable de voler, étant donné que....de telles machines n’existaient nulle part ! Ce qui doit encore naître n’existe pas encore : c’est élémentaire. Même la société bourgeoise n’existait pas encore lorsque les premiers révolutionnaires bourgeois se sont mis à combattre la société féodale. Et alors ? Une pareille objection est justement caractéristique de la passivité absolue, de l’affaiblissement des facultés mentales, induits par une idéologie qui proclame à tout instant que ce monde est « le meilleur des mondes possibles ».
Ensuite, comme nous l’avons déjà dit, c’est une observation erronée. Il a existé un « communisme primitif » qui, du fait du bas niveau des forces productives, a dû céder sa place à la société divisée en classes. Il y a eu l’expérience de la Commune de Paris en 1871, qui a montré comment il est possible de réorganiser la vie associée d’une autre façon (et quelles erreurs doivent être évitées pour faire cela). Il y a eu l’expérience des premières années de la Révolution d’Octobre qui a montré la voie le long de laquelle il faut s’acheminer (et, à nouveau, dans quelles erreurs de stratégie internationale il ne faut pas tomber).
« Oui, mais, ce sont cent cinquante ans de faillite ! » Et alors ? Pour parvenir à instaurer son propre pouvoir à l’échelle mondiale en abattant le féodalisme, la bourgeoisie a eu besoin d’environ cinq cents années : des premières tentatives des Communes en Italie jusqu'à la Révolution Française de 1789 (et dans certaines parties de la planète, bien après, même !). Cinq cents ans de batailles glorieuses, de défaites sanglantes, de longues périodes d’obscurantisme, de rébellions orgueilleuses, et enfin de victoire totale. Celui qui élève une telle objection ferait mieux d’abandonner cette impatience immédiatiste typique de l’idéologie bourgeoise qui veut conclure une affaire au plus vite, en se souvenant que les communistes travaillent pour l’avenir de l’espèce. On peut lire dans notre texte de 1965 : « Est militant communiste et révolutionnaire celui qui a su oublier, renier, s’arracher de l’esprit et du cœur la classification dans laquelle l’a rangé l’état-civil de cette société en putréfaction ; celui qui se voit et s’intègre dans la perspective millénaire qui unit nos ancêtres des tribus en lutte contre les bêtes féroces aux membres de la communauté future, vivant dans la fraternité et la joyeuse harmonie de l’homme social » (Considérations sur l’activité organique du parti quand la situation générale est historiquement défavorable).
....et que veut dire être communistes.
Bien entendu, ceci est un exposé qui, traité à fond, occuperait des pages et des pages. Il s’agirait en effet, pratiquement, de résumer le « programme » du communisme et donc nous devrions renvoyer le lecteur à tous nos textes et à notre tradition, notre expérience et notre activité de parti, s’il est vraiment intéressé à comprendre et désireux de retrouver la voie de la révolution. Mais ici, pour des raisons évidentes, il n’est pas possible de le faire. Il existe pourtant quelques points de base qui différencient nettement les communistes révolutionnaires de tous les autres. Essayons de les voir.
Etre communiste signifie être antidémocratique. La démocratie est la forme de la révolution et de la domination bourgeoises. Revendiquer l’égalité de tous les individus a été une arme puissante pour combattre l’étroitesse d’esprit, la rigidité et les hiérarchies typiques de la société féodale. Mais la société nouvelle issue de la révolution bourgeoise n’a jamais connu l’égalité, pour la bonne raison qu’il s’agissait encore d’une société divisée en classes et dominée par les impératifs des lois économiques capitalistes. L’égalité était pour les bourgeois, les prolétaires connaissaient simplement la nécessité.
Les choses n’ont pas changé tout au long des siècles. La démocratie reste au contraire la meilleure enveloppe pour la domination bourgeoise : celle qui trompe le mieux les individus en leur faisant croire qu’ils sont libres et maîtres de leur destin, alors que des forces matérielles énormes les écrasent, par l’obéissance à des lois, des rythmes, des développements et des imprévus qui leur échappent totalement. En outre, du moment où le capitalisme mondial a atteint la phase impérialiste (dominée par le capital financier et par les grands blocs de pays dominants) cette démocratie s’est vidée toujours plus de son sens : elle est devenue une image rhétorique qui cache une évolution substantielle de caractère toujours plus centralisé, autoritaire, fasciste.
Démocratie et fascisme ne sont pas en effet en opposition l’un à l’autre, mais dialoguent entre eux avec pour unique finalité de maintenir fermement la domination du capital. Il est évident que les communistes ne sauraient que faire d’un concept comme celui de démocratie, qui d’autre part, dès l’origine du terme, démontre son hypocrisie fondamentale. En grec, « démocratie » signifie en effet « pouvoir du peuple, pouvoir de tous », mais précisément dans la démocratie grecque classique, de ce « pouvoir de tous » étaient exclus les esclaves, les étrangers, les ilotes. La démocratie n’a donc rien à voir avec le communisme qui, abolissant les classes, sera la première et véritable mise en œuvre de l’égalité : non plus pour quelques uns, mais pour l’espèce humaine toute entière.
La démocratie ne sert aux communistes ni comme pratique interne au parti, ni comme instrument dont se servir pour accroître l’influence du parti, ni comme instrument de son propre pouvoir, une fois la bourgeoisie défaite. Le parti communiste est un parti discipliné, fondé sur le centralisme organique : c’est-à-dire le processus au travers duquel, exactement comme dans un organisme vivant, centre et périphérie, organes dirigeants et organes d’exécution, sont liés strictement et dialectiquement, car ils agissent tous sur la base de la connaissance intégrale de la théorie, du programme, de la stratégie et de la tactique de parti. Et ils n’ont pas besoin d’incitations démocratiques internes pour définir leur propre hiérarchie, qui est fruit de la sélection naturelle de camarades qui tous travaillent à un objectif final commun sans privilèges, sans visées carriéristes, sans gratifications formelles ou matérielles.
D’autre part, les communistes déclarent leurs objectifs ouvertement. Ils ne dissimulent à personne que, le pouvoir une fois conquis, ils l’exerceront de façon dictatoriale, parce qu’il est l’unique moyen pour accomplir cette opération chirurgicale consistant à en finir avec la vieille société - une opération chirurgicale qui sera longue, douloureuse et complexe, parce que des siècles et des siècles de domination de classe ne disparaissent pas en un clin d’œil. La résistance de la classe vaincue sera féroce, et les habitudes et la mentalité alimentées par toute l’histoire de l’individualisme et du localisme bourgeois, de la concurrence et des abus de pouvoir capitalistes, exerceront une force d’inertie énorme. Donc seul un parti fondé sur un programme achevé et étroitement lié aux grandes masses ouvrières et de sans-réserve qui pour la première fois s’éveillent réellement à la politique pourra réaliser pleinement la dictature du prolétariat - cette phase historique transitoire sans laquelle il n’est de victoire possible pour le communisme (communisme comme histoire nouvelle de l’espèce humaine, et non d’une classe privilégiée ou d’une poignée d’exploiteurs).
Le discours sur la démocratie apporte avec lui une conséquence inévitable. Etre communistes signifie être antiparlementaires. Pendant toute une première phase d’existence de la société bourgeoise, le parlement a constitué l’une des arènes de lutte pour les communistes. Certainement pas la plus importante : dès le début, il était clair pour les communistes (consulter les Thèses sur le parlementarisme de la III° Internationale, 1920) que le parlement était surtout le lieu des illusions démocratiques, alors que les décisions véritables substantielles relatives à la vie économico-sociale étaient prises en dehors du parlement. Croire que la classe dominante (prête à réprimer par la force toute expression de classe organisée des travailleurs) soit assez naïve pour confier sa propre survivance au résultat des urnes était non seulement une naïveté, mais un véritable suicide politique.
Ceci n’empêche pas que pendant toute une première phase les communistes aient jugé utile de se servir du parlement, exclusivement comme d’une tribune d’où faire entendre leur propre voix et en démontrant dans les faits l’antithèse entre lutte de classe et les formes du pouvoir bourgeois, même démocratiques. C’était une tactique qui pouvait servir, en n’oubliant pas que l’arène véritable de lutte entre la bourgeoisie et les travailleurs se trouvait hors du parlement : dans les usines, les rues et sur les places.
Cette tactique, utile pour les pays fraîchement démocratiques ou pour des pays dans lesquels était en train de se produire le passage du féodalisme au capitalisme, devenait cependant tout à fait inutile et au contraire dangereuse dans les pays habitués depuis des siècles à la démocratie, dans lesquels le parlementarisme était désormais seulement une drogue des plus puissantes pour endormir la volonté de lutte des grandes masses. Dans la phase impérialiste, est arrivé à son terme le processus par lequel les décisions effectives économico-sociales sont discutées et prises par des organismes tout à fait séparés de la politique représentative : les banques, la Confédération patronale de l’industrie, le F.M.I., etc. Ce sont là les véritables organes de la domination bourgeoise, qui représentent les intérêts généraux et internationaux du capital, s’assujettissant les Etats et, petit à petit, les gouvernements et les parlements nationaux et les institutions locales.
Dès lors, le mot d’ordre des communistes ne peut qu’être, encore plus nettement, antiparlementariste et anti-électoraliste. D’autre part, les modalités mêmes des élections (leur fréquence désormais obsessive, le coût monstrueux de chaque tournée électorale, les nuages de poussière télévisée qu’elles soulèvent, la paralysie de toute activité revendicative et politique qu’elles imposent) sont la meilleure démonstration de leur fonction : emprisonner les énergies prolétariennes, les détourner du terrain de la lutte de classe, leur donner l’illusion d’avoir acquis une certaine autorité de temps en temps. Nous disons au contraire : il faut chasser ces illusions, pour retourner à une large vision de la lutte politique, et bannir les difficultés mortifiantes des rendez-vous inutiles pour les travailleurs, mais des plus utiles pour la classe qui les exploite.
Etre communistes signifie être antilocalistes et antifédéralistes. Localisme et fédéralisme sont deux conceptions essentiellement bourgeoises (sinon purement pré-bourgeoises, féodales). Ils appartiennent à une phase historique circonscrite dans le temps, où la structure économique était encore organisée en îlots, avec des sujets économiques séparés et indépendants, encore en mesure - vu le développement limité des forces productives - de réagir à l’intérieur de cercles restreints. Mais, à partir du moment où le capitalisme s’est implanté à grande échelle (et en particulier depuis qu’il a emprunté la voie sans retour de l’impérialisme), une telle phase a été définitivement dépassée. Et localisme comme fédéralisme sont devenus autant de nouvelles illusions effrayantes, d’authentiques mythes paralysants.
En économie et en politique, la scène mondiale est dominée par de grands colosses, poussés par une logique interne à dévorer les petits et à envahir tous les recoins de la planète. Le capital a pénétré partout et la globalisation du marché est désormais une réalité depuis des dizaines d’années. S’imaginer retourner en arrière et ouvrir des routes vers l’indépendance et l’autonomie est digne de la cécité du petit-bourgeois terrorisé par ce qui lui arrive, qui ne comprend pas et préfère ne pas comprendre et se laisser bercer par l’illusion de pouvoir conduire, dans une autonomie jalouse, ses propres affaires. Cela signifie croire pouvoir faire tourner la roue de l’histoire à l’envers, avec l’accord passif de toutes ces forces économiques monstrueuses qui poussent au contraire vers la globalisation et la centralisation. Cela signifie croire, par exemple, qu’un Sud méridional administrativement et économiquement autonome (mais comment ?) du Nord ne soit pas inévitablement destiné à dépendre administrativement et économiquement du Nord.. Cela signifie imaginer, par exemple, que ce qui est « petit et beau » puisse être une situation fixe, alors que c’est le mouvement et le bouleversement continus qui caractérisent le capital dont la loi fondamentale est de croître, et non de rester petit. Nous sommes vraiment là dans le domaine de l’utopie complète !
Etre communistes signifie être antinationaux. L’organisation en nations a constitué la forme historique de la venue au pouvoir de la classe bourgeoise. A l’intérieur de frontières établies à la suite d’événements et de situations longs et complexes, la classe dominante nationale a pu développer son propre rôle économico-politique, dans un rapport dialectique (à la fois commerce pacifique ou heurt armé) avec d’autres classes dominantes nationales. En faisant levier sur le mythe de la « nation unie et indivisible », la classe dominante a nourri le mensonge que la mission historique des prolétaires était celle de s’identifier à la nation (son Etat, son économie), en la défendant avec acharnement chaque fois qu’elle était menacée.
Depuis 1848, les communistes ont dénoncé ce mensonge. L’organisation nationale a été un pas en avant important par rapport à l’émiettement féodal, mais elle avait tous les stigmates de la domination bourgeoise. Une fois épuisée la phase des luttes révolutionnaires nationales contre les anciens régimes, les prolétaires n’avaient plus rien à partager avec elle. Ils étaient - et sont à plus forte raison à notre époque de l’impérialisme, de la pénétration désormais complète du capitalisme dans toute la planète, de l’émigration de masse - sans patrie.
D’autre part, non seulement le communisme comme système économico-social est par essence même (nous l’avons déjà démontré) international, une quelconque limitation géographique lui étant insupportable ; mais le capitalisme lui-même comme système économico-social, tout en exaltant toujours les mythes de la nation et s’en servant comme prétexte chaque fois que nécessaire à des fins de guerre et de conflits inter-impérialistes, a désormais atteint un développement supranational : c’est justement cette contradiction entre le niveau international atteint par les forces productives et l’horizon national du discours idéologique bourgeois qui est une des limites infranchissables qui rendent nécessaire la mort historique du capitalisme.
Mais être antinational ne signifie pas seulement être antipatriotique, c’est-à-dire refuser de tomber dans l’équivoque de l’exaltation et la défense d’une « patrie nationale » qui n’existe pas pour les prolétaires. Cela signifie aussi reconnaître ouvertement que l’Etat, qui a été construit sur ces frontières nationales, n’est rien d’autre que la machine qui défend les intérêts de la classe dominante, donc non pas un organisme au dessus des classes, sorte de « bon père » qui administre la vie sociale et économique de la collectivité de façon impartiale, mais - comme il en a été historiquement pour tout Etat (et comme il le sera encore pour l’ »Etat de la dictature prolétarienne ») - un instrument de coercition de classe. C’est seulement avec le communisme, et donc avec l’abolition des classes, que disparaîtra l’exigence d’un semblable instrument de coercition, parce qu’alors l’humanité n’en aura plus besoin.
Mais être antinational signifie aussi ne pas tomber dans le mensonge, particulièrement insidieux et diffus aujourd’hui, selon lequel l’économie nationale serait « l’économie de tous ». L’économie nationale est l’économie du capital et il n’existe pas d’intérêt commun entre capital et travail. Si la production et l’exportation augmentent, c’est le capital qui en jouit et certainement pas le travailleur, qui paie ces augmentations avec une peine et une fatigue accrues. Si le PNB ou la compétitivité des marchandises nationales augmentent, cela ne se traduit pas par une amélioration des conditions de vie et de travail de la masse prolétarienne, parce que les profits ne sont pas distribués gracieusement, mais réinvestis dans le processus de production à l’avantage exclusif du capital. Se plier aux «exigences supérieures de l’économie nationale » et accepter de consentir des sacrifices en son nom signifie en somme admettre de façon passive sa propre subordination aux nécessités de la classe au pouvoir. Pas seulement : cela signifie aussi, dans un avenir où ces exigences le réclameront, accepter de se mettre en guerre contre des prolétaires d’un autre pays, trompés de la même façon.
La position antinationale des communistes implique aussi en effet une position nette et décidée par rapport aux guerres qui éclatent inévitablement dans la phase impérialiste du capitalisme. Dans cette phase, les guerres (peu importe si elles sont menées au nom de la Nation et de la Patrie, de la Liberté et de l’Humanité) n’ont plus pour objectif de balayer les résidus de systèmes économico-sociaux dépassés ou d’affirmer un idéal éthique politique sur un autre. Point d’arrivée inévitable de tout un cycle économique (boom, saturation, crises), elles ont pour objectif unique de détruire tout ce qui a été produit en trop (marchandises et êtres humains) pour que ce cycle infernal puisse reprendre du début. Les communistes sont donc contre elles parce qu’elles représentent l’expression la plus crue de la putréfaction qui s’est désormais emparée d’un système économico-social moribond.
Mais les communistes ne sont pas contre les guerres au nom d’un pacifisme de principe : le pacifisme est (et a toujours été) impuissant à arrêter les guerres et, justement parce qu’il est fondé sur une « option morale », il s’est toujours transformé en « interventionnisme » toutes les fois que la propagande belliciste d’un Etat ou d’un autre a suffisamment claironné la « barbarie de l’ennemi » ou celle du « méchant ». D’autre part, les communistes ne peuvent être ni pacifistes ni non-violents, parce qu’ils savent bien que le passage d’un système économico-social à l’autre ne peut survenir pacifiquement, il faudra « un assaut au ciel » violent. Et ils combattent donc les mythes paralysants du pacifisme et de la non-violence, rappelant aux prolétaires qu’ils ne doivent pas tomber dans le mensonge des guerres menées dans l’intérêt d’autres, mais doivent réserver leurs énergies et leur sang à l’unique guerre qui les intéresse : la guerre révolutionnaire pour le communisme.
« Il me semble que je comprends », dira alors notre interlocuteur habituel, « que pour vous il est nécessaire de concentrer les énergies du Parti à la préparation politique, théorique, pratique de la solution extrême, de la révolution et de la dictature prolétariennes... Mais, entre-temps, les ouvriers, les prolétaires sont abandonnés à eux-mêmes dans les luttes quotidiennes pour la défense de leurs conditions de vie et de travail ? Ou ces luttes sont-elles tout simplement inutiles ? »
Pas du tout ! Nous ne serions pas communistes si nous disions que ces luttes sont inutiles ou qu’elles n’intéressent pas le Parti qui travaille pour la révolution ! C’est au contraire justement dans ces luttes que la classe opprimée prend peu à peu conscience de la nécessité de la bataille révolutionnaire finale. Donc, l’intervention dans les luttes revendicatives et dans les organismes nés en leur sein (même les syndicats officiels ou d’autres organismes autonomes) pour leur imprimer une orientation classiste est une partie essentielle du devoir du Parti, elle est une partie intégrante de son bagage historique, de sa tradition jamais interrompue.
Maintenant, se pose à nouveau la question que Lénine avait posée en 1903 : que faire ?
Que faire ?
La question se pose aujourd’hui d’une façon encore plus dramatique que lorsque la posait Lénine, en 1903, en écrivant l’opuscule homonyme. C’était en effet à une époque de grèves vigoureuses et grandes, et s’il manquait encore le parti révolutionnaire il existait pourtant une génération de militants de grande expérience à sélectionner, orienter et encadrer dans une organisation politique de lutte. Aujourd’hui la classe ouvrière subit le poids mortel des illusions réformistes, des théories bâtardes sur la société « post-industrielle », sur la « télématique et l’automation comme phase nouvelle de l’histoire », sur la « disparition de la classe ouvrière », et, plus généralement, de la contre-révolution stalinienne. Pour les communistes internationalistes, il est donc évident qu’il s’agit de recommencer presqu’à zéro : sur la base toutefois d’un énorme patrimoine théorico-stratégique et d’un important bagage d’expériences pratiques.
Il est clair que pour nous le point central, celui autour duquel tout tourne, est la réorganisation du parti au niveau international. Si l’on ne travaille pas à ce but, toute lutte, même courageuse et même - dans des situations historiques données - héroïque, est condamnée à l’échec. Et la classe ouvrière mondiale sort de trop de décennies de défaites tragiques pour s’engager à nouveau dans une voie conduisant à la défaite.
Réaffirmer et défendre le programme du marxisme révolutionnaire est notre tâche prioritaire : mais cela ne peut se faire que dans le cadre d’une activité générale plus large qui, inévitablement, incombe au parti. Sur ce plan n’existent ni division du travail (« nous nous chargeons de faire connaître la théorie marxiste, vous... »), ni des stades successifs (« d’abord nous rétablissons la théorie marxiste correcte, puis... »). Raisonner de cette manière signifie raisonner de manière tout à fait non matérialiste, signifie être hors du marxisme, parce que le marxisme n’est ni une philosophie, ni une opinion, mais une arme de lutte, l’instrument grâce auquel il est possible de conduire l’offensive contre un mode de production désormais dépassé et, à travers la dictature du prolétariat, faire entrer finalement l’humanité dans la société sans classes.
Cette organisation au niveau mondial n’existe pas aujourd’hui. Il faudra donc orienter nos efforts afin que le petit noyau militant que nous sommes aujourd’hui devienne une structure réellement internationale et travaille internationalement en tant que parti. Qui s’approche de nous comprendra bien comment ce besoin d’internationalisme ne peut rester une phrase de rhétorique ou une aspiration sentimentale. Il doit disposer de cœur et de cervelle, de jambes et de bras, pour devenir enfin une réalité.
Pour cela, le concept et la pratique de l’internationalisme sont au centre de notre activité théorique et pratique, de propagande et de prosélytisme. C’est justement sur ce terrain, au cours des dernières décennies, que la classe ouvrière mondiale a subi la défaite la plus cuisante : de la théorie bâtarde du « socialisme dans un seul pays » à la proclamation des « voies nationales au socialisme », jusqu'à tous les épisodes de « guerres entre les pauvres » ou d’oppositions artificielles entre des secteurs d’une classe qui ne peut être victorieuse que si elle est unie.
Il est clair d’autre part que cette diffusion internationale ne peut se produire que sur la base de l’acceptation la plus rigoureuse du marxisme et de nos thèses classiques. Le parti ne se forme pas en agglutinant ensemble des groupes différents, mais à travers un processus de sélection des éléments d’avant-garde qui comprennent l’inutilité des voies utilisées précédemment et l’inévitabilité de la nôtre. Pas d’embrouillaminis ou de clowneries, pas d’agglomérats douteux ou de regroupements vagues, surtout dans une phase comme la nôtre de potentiel révolutionnaire au plus bas ; mais une adhésion individuelle à notre programme de parti.
La défense de la théorie sera encore et toujours notre tâche prioritaire, tant dans la réorganisation du parti à l’échelle mondiale que dans l’activité quotidienne de participation aux luttes, de propagande et de prosélytisme. Sans cette défense (qui veut dire retourner à l’ABC du marxisme pour ce qui concerne chaque épisode, grand ou petit, de la vie sociale), nous tomberions dans un activisme stérile, dans un kaléidoscope d’actions sans avenir : nous nous noierions dans le « faire aujourd’hui » séparé de toute perspective de développement révolutionnaire. Et nous rendrions un bien mauvais service à une classe ouvrière jusqu’alors trop martyrisée par les effets désastreux d’un concrétisme et d’un pragmatisme privés de tout principe qui se fait illusion (et ce qui est pire, répand l’illusion) que la voie révolutionnaire n’est rien d’autre qu’une accumulation brute d’actions, d’interventions, de tracts distribués.
Pour nous, défense de la théorie signifie : analyse des faits à la lumière du marxisme, critique de l’idéologie dominante, démystification de toutes les positions qui se déclarent communistes en en étant au contraire bien éloignées, préparation politique des militants par l’intermédiaire d’un travail collectif de parti, orientation des luttes ouvrières et participation à ces luttes là où elle est possible, renforcement, enracinement et diffusion de l’organisation-parti.
De ce point de vue, notre journal doit être toujours davantage celui de l’organisateur collectif dont parlait Lénine dans Que faire ?. Le journal communiste doit être en même temps un instrument pour former les militants, un point de référence pour la classe dans ses luttes quotidiennes, un miroir de la vie du parti. Et c’est aussi pour cela que notre journal ne porte pas de signature : les positions qu’il exprime ne sont pas l’expression d’opinions personnelles d’individus, mais un patrimoine collectif, et comme tel le lecteur doit le percevoir et le faire sien - contre toutes les habitudes individualistes et personnalistes misérables qui caractérisent au contraire (et ce n’est pas par hasard) le monde des media bourgeois.
Mais cette défense de la théorie s’accompagne nécessairement d’un effort sérieux et constant de travail en étroit contact avec la classe, dans les limites permises par nos forces. Or, ce travail en contact avec la classe est tout autre que facile, et ne peut donc pas être organisé, de manière volontariste, sur le papier. On est contraint de tenir compte des désastres combinés au sein du prolétariat par le stalinisme et par la démocratie, des transformations qui se sont produites dans le tissu économico-industriel sous la pression de désormais vingt-cinq années de crise, du sentiment de désillusion et d’isolement dans lequel sont tombées des générations entières de travailleurs, des tentations spontanéistes et individualistes que les périodes de désarroi produisent inévitablement.
Point d’illusions, donc point de raccourcis. Il doit être clair au contraire que la moindre perspective de reprise classiste devra passer à travers la reconquête de quelques positions fondamentales. Et que cette reconquête sera l’unique pivot possible autour duquel faire surgir - même si ce n’est pas dans l’immédiat - la renaissance d’organismes de défense des conditions de vie et de travail, et grâce à eux, la résistance ouvrière aux attaques du capital.
Quelles sont ces positions fondamentales ?
a. Repousser le chantage de la compatibilité. Comme nous l’avons dit, l’économie nationale n’est pas un bien commun. En imposer la défense à outrance aux travailleurs, comme cela a été fait avec les accords syndicats-gouvernement-confédération patronale de 92-95 (pour ne rappeler que des exemples récents : mais l’histoire en est bien plus longue), signifie seulement une exploitation plus grande, des conditions de vie empirées, une intensification des cadences, la mobilité et la précarité, la multiplication des accidents du travail, la réduction du salaire réel, une destruction aggravée de l’environnement, et une accumulation ultérieure des conflits interimpérialistes, destinés à plus ou moins brève échéance à déboucher sur une nouvelle guerre mondiale.
b. Repousser tout enfermement des luttes ouvrières. Depuis des décennies, la pratique syndicale a été d’un côté de disperser les énergies des travailleurs (articulation des luttes partielles par atelier, par usine, par quartier, région ou secteur, dispersion sur des conflits mineurs, limitation préventive de la grève dans l’espace et dans le temps, objectifs déviants comme la défense de l’économie nationale, de la démocratie, de la légalité, etc.) ; de l’autre côté, de contribuer activement à leur emprisonnement (autoréglementation, rigidité accrue des structures syndicales, marginalisation et dénonciation des travailleurs combatifs, etc.). Tout ceci est combattu non pas au nom d’une démocratie syndicale trompeuse (ce qui est une phrase vide de sens, étant donné l’orientation anti-ouvrière irréversible engagée depuis la moitié du siècle par les syndicats enrégimentés), mais au nom d’une reprise de la lutte de classe authentique, qui doit tendre à être la plus ample et la plus vigoureuse possible. La grève, les piquets de grève, le blocage de la production, les démonstrations ouvrières, etc., sont des armes des prolétaires et personne ne doit les leur arracher des mains, pour les rendre inefficaces ou les retourner contre eux.
c. Repousser toute division à l’intérieur de la classe. Parmi les effets dévastateurs de la contre-révolution et de la pratique des partis et des syndicats opportunistes, il y a celui de la fragmentation du front de classe et, par voie de conséquence, de la diffusion des idéologies localistes et fédéralistes, de l’hostilité, la défiance et la compétition entre ouvriers, de l’individualisme exacerbé. Tout cela, au lieu de constituer une voie de salut pour l’individu ou pour des secteurs donnés, conduit seulement à des défaites toujours plus désastreuses. La classe ouvrière ne peut espérer résister aujourd’hui à l’attaque que lui porte le capital, et passer demain à la contre-attaque, qu’en retrouvant son unité autour d’objectifs et de méthodes de lutte classistes, en se reconnaissant (et donc en agissant) non comme une masse informe d’individus mais comme classe, contre toutes les tentatives pour la diviser et fragmenter ses luttes. Et comme classe elle doit lutter contre les différences salariales, les licenciements, la mobilité, la discrimination par âge et par sexe, le travail au noir et toutes les formes de précarité, comme contre le mythe de la spécialisation, le fédéralisme, le localisme, le racisme, et toutes ces relations professionnelles qui dressent travailleurs contre travailleurs, hommes contre femmes, jeunes contre vieux, ouvriers « nationaux » contre ouvriers immigrés.
d. Repousser toute attaque contre les conditions de vie et de travail. Le capital en crise est contraint de procéder à une violente offensive contre la classe travailleuse (et de larges sections des classes moyennes qui jusqu’alors se faisaient illusion d’être à l’abri de mauvaises surprises). La classe doit résister à cette attaque et la repousser : elle ne peut le faire qu’en empruntant une voie classiste et en reconquérant son unité sur cette base. Mais d’autres attaques suivront, d’autres tentatives pour reporter sur les ouvriers les effets d’une crise qui n’est pas le résultat d’une mauvaise gestion, de malhonnêteté ou d’égoïsme personnel. Ces tentatives prendront nécessairement des formes différentes, certaines plus douces et plus sournoises, d’autres plus dures et plus directes. Les travailleurs doivent donc se préparer à une lutte dont les résultats seront forcément provisoires, dont les victoires pourront être remises immédiatement en question, dont les conquêtes n’auront rien de durable. La lutte que la classe doit conduire est une lutte défensive quotidienne, sans tomber dans l’illusion qu’il soit possible de revenir à une situation préexistante de paix et de garanties (ce qui n’a jamais été : les garanties et les privilèges dont certaines catégories de travailleurs ont joui ont été payés par la grande masse, cela a signifié l’exploitation impitoyable d’autres zones de la planète et la destruction accélérée de l’environnement...).
Les travailleurs ne doivent pas se laisser détourner par de faux objectifs. Ils doivent lutter aujourd’hui pour leur propre survie physique et revendiquer :
q De fortes augmentations de salaire, plus importantes pour les catégories les plus mal payées (les salaires toujours plus maigres ne permettent pas de soutenir les noyaux familiaux menacés de près par le chômage présent ou futur, l’assistance médico-sanitaire et hospitalière s’est faite plus précaire et en même temps plus coûteuse, le poids des loyers, de l’électricité et du gaz, des transports, des taxes de différente nature, s’est accru....)
q De fortes réductions de l’horaire de travail. La pénibilité du travail entre mobilité et heures supplémentaires s’accroît chaque jour davantage, de même qu’augmentent de manière dramatique les accidents liés à l’augmentation de la productivité et à l’économie sur les mesures d’organisation et de prévention : lutter pour la réduction de l’horaire de travail ne veut pas dire se bercer de l’illusion que cela puisse réduire le chômage, mais oeuvrer pour alléger cette pénibilité, ralentir la tension à laquelle des millions de travailleurs sont soumis, reconstruire une force psycho-physique qui est actuellement gravement attaquée à seule fin d’en tirer profit pour le capital - cela signifie en somme lutter aussi pour reconstruire sa propre identité de classe.
De ce qui est dit, deux considérations fondamentales dérivent. Quiconque affirme que la lutte économique (de défense des conditions de vie et de travail) est dépassée, se place en dehors de la ligne classiste, et ne fait que de la démagogie pseudo-extrêmiste. Nous savons (tous les travailleurs doivent le savoir) que, dans le régime du capital, toute conquête arrachée aujourd’hui par la lutte est destinée à être perdue à nouveau demain, jusqu'à ce que ce régime ne vienne à être abattu une fois pour toutes. Toutefois Lénine, justement dans Que faire ?, démontre comment la lutte de défense économique, immédiate, est l’échelon nécessaire pour commencer à monter l’échelle qui portera la classe à se rendre compte de l’inévitabilité du heurt suprême. Sans cet échelon (que le parti a pour tâche de consolider et d’en faire le fondement commun à toute la classe, démontrant en même temps la nécessité de gravir petit à petit les autres échelons), il n’est pas d’avenir. La lutte économique est l’école de guerre du prolétariat, disait Lénine : c’est ce qu’elle doit devenir.
De cela dérive l’autre considération : des organismes de défense économique devront nécessairement renaître et devront être les plus larges et ouverts possible, justement pour combattre cette tendance à la division et à la fragmentation, à la fermeture et au repliement, qui représente la carte maîtresse aux mains du capital. C’est-à-dire qu’ils devront redevenir les instruments de la lutte ouvrière, les structures en mesure de l’organiser et de la centraliser, le tissu vital intermédiaire entre la classe et le parti politique révolutionnaire.
Ces organismes existent-ils aujourd’hui ? Les syndicats actuels sont en train de compléter la parabole (dénoncée par nous dès la fin de l’immédiat après-guerre) de leur intégration progressive à l’Etat du capital, jusqu'à en être devenus de véritables structures portantes. Les ripostes ouvrières à cette néfaste habitude ne manquent pas, et les dernières vingt années ont vu la naissance d’innombrables sigles et tentatives plus ou moins avortées : leurs limites, comme nous l’avons plusieurs fois dénoncé, sont les inclinations diffuses et les tentations fédéralistes et autonomistes, l’enfermement à l’intérieur de visions sectorielles, la manie et le formalisme démocratiques, qui rendent ces organismes (souvent généreux en matière de gaspillage d’énergies) fragiles et provisoires, incapables de se donner une structure unitaire et centralisée, trop enclins à des prises de position démagogiques et velléitaires, qui finissent souvent par susciter d’autres éléments de division et de confusion dans la classe : faiblesses qui sont le reflet de la situation ouvrière d’aujourd’hui.
Les communistes internationalistes, les prolétaires conscients et désireux de se placer sur un terrain de classe, conduiront une lutte ouverte et décidée contre les formes et les contenus du syndicalisme officiel, et soumettront à une critique impitoyable les tendances négatives des organismes nés des déceptions ou du dégoût pour un syndicalisme de ce type. Mais ils travailleront tant dans les syndicats (jusqu'à ce que leur présence ne devienne impossible et qu’ils en soient chassés : ils démontreront alors clairement aux travailleurs adhérents comment le syndicat se comporte de façon anti-ouvrière), que dans les organismes spontanés (travaillant pour qu’ils dépassent les limites voyantes dont ils souffrent). C’est-à-dire qu’ils travailleront là où se trouve la classe ouvrière : non pour la suivre mais pour la guider, non pour se conformer à la pratique des syndicats ou à celle des organismes spontanés, mais pour y réagir et aider les travailleurs à y réagir. A nouveau, ce sont les contenus, et non les formes, qui avant tout autre chose doivent être placés au centre de n’importe quelle stratégie.
C’est seulement de cette façon qu’il sera effectivement possible de contribuer à la reprise de la lutte de classe, et avec elle, à la renaissance d’organismes syndicaux dégagés de l’emprise de l’Etat du capital. Seulement ainsi il sera possible de faire vivre dans une classe en lutte la perspective du parti révolutionnaire, de la révolution prolétarienne, du communisme. Jamais la classe ouvrière mondiale n’a eu autant dramatiquement besoin qu’aujourd’hui de cette perspective.
Pour conclure
Arrivés au terme de cette exposition (qui de toute évidence ne pouvait prétendre à épuiser toutes les questions), nous espérons avoir convaincu notre interlocuteur hypothétique. Nous ne voulons cependant pas le laisser sans avoir rappelé deux concepts de base pour quiconque entend s’approcher sérieusement du communisme révolutionnaire.
Le premier de ces concepts est que « les révolutions ne se font pas, mais se dirigent ». Les révolutions surgissent du sous-sol social quand les conditions matérielles les rendent possibles et nécessaires, et ce n’est pas la volonté d’individus ni de groupes qui peut accélérer ou modifier ce processus. Mais sans un guide et une direction, les énergies sociales énormes qui se libèrent du sous-sol social finissent par se disperser « comme la vapeur non emprisonnée dans un cylindre à piston » (Trotsky, « Préface » à l’Histoire de la révolution russe, 1930).
Le second concept, étroitement lié au premier, est que « le parti peut attendre les masses, mais les masses ne peuvent attendre le parti ». C’est encore Trotsky qui rappelait en effet que « les masses ne sont jamais exactement identiques : il y a des masses révolutionnaires, il y a des masses passives ; il y a des masses réactionnaires. Les mêmes masses sont, dans des périodes différentes, inspirées par des résolutions et des objectifs différents. C’est précisément pour cette raison qu’est indispensable une organisation centralisée de l’avant-garde » (Moralistes et sycophantes contre le marxisme, 1939).
Le parti est donc l’élément de continuité dans le long processus de préparation puis de déclenchement de la révolution. Dans les périodes sombres et contre-révolutionnaires, quand les masses sont « passives » ou même « réactionnaires », il travaille à contre-courant, en étant conscient que ce sont les lois mêmes du devenir social qui préparent la future éruption. Et quand celle-ci arrive, ces masses, se réveillant à la perspective révolutionnaire, doivent trouver, déjà existant, déjà actif, leur propre guide, leur propre « cylindre à piston ». Trop de fois dans l’histoire, les masses se sont réveillées de la torpeur et de la léthargie en se retrouvant pourtant isolées sur la scène du drame. Et le drame est alors devenu tragédie.
Vers la fin d’un de ses romans les plus caractéristiques (Maison désolante, de 1853 - le long calvaire d’une cause légale, à l’arrière-plan d’une Angleterre dominée par l’argent, par les titres de propriété, par la nouvelle technologie triomphante) le romancier anglais Charles Dickens écrivait : « il y eut un sursaut dans la foule et tous commencèrent à sortir à flots en transportant une odeur de renfermé. (...) et tout de suite des tas de papiers commencèrent à être emportés au loin - des tas en sacs, des tas trop gros pour entrer dans les sacs, d’immenses masses de papiers de toutes formes et sans forme sous lesquels les porteurs vacillaient. (...) Nous avons demandé à quelqu’un coiffé d’une toge si ce procès était terminé : « Oui, dit-il, il est finalement terminé », et je me suis mis à rire comme lui ».
Pour cela nous travaillons, petit parti qui lutte à contre-courant. Pour que l’on puisse dire un jour, en riant : « C’est finalement terminé ! », et qu’on passe donc ainsi de la préhistoire de l’humanité à son histoire. Et il n’est pas de passion, de dévouement, d’énergies dépensées dans ce but dont on puisse dire qu’ils sont gaspillés !
Décembre 1995